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Je l’avois entendu ordonner à son cocher de prendre la route de Gorice ; mais je m’attendois toujours à un ordre de tourner à gauche, ou à droite, car nous devions aller nous battre dans un bois. Chemin fesant je me suis toujours gardé de lui faire la moindre interrogation. Je fus au fait quand j’ai vu Gorice, et je me suis mis à rire quand nous y arrivames. Le comte dit au cocher d’aller à l’auberge de la poste, et d’abord que nous y arrivames, il me dit que j’avois eu raison, que nous devions rester bons amis, et que nous devions nous donner parole de ne parler de cette affaire à personne, et de ne faire qu’en rire vis à vis de ceux qui nous en parleroient sans nous soucier de la conter juste à ceux qui en la contant en changeroient les circonstances. Je le lui ai promis : nous nous embrassames, et sa voiture alla le rejoindre après que l’hote Baïlon fit decharger mon equipage.

Le lendemain je suis allé me loger dans une rue tres tranquille pour achever mon second tome des troubles de la Pologne ; mais le tems que j’y ai employé m’a pas empeché de jouir de la vie jusqu’au moment que je me suis determiné de retourner à Trieste, et d’attendre dans cette ville là ma grace des nouveaux inquisiteurs d’état. Restant à Gorice je ne pouvois leur donner aucune marque de mon zele, et j’étois en devoir de veiller à leurs interets, car ils ne me payoient que pour celà. Je me suis arreté à Gorice jusqu’à la fin de l’année 1773. Dans les six semaines que j’y ai passées j’ai eus tous les agremens que je pouvois desirer.

L’affaire que j’avois eue à Spessa étant connue de toute la ville on m’en parla par tout dans les premiers jours ; mais voyant que je ne fesois qu’en rire comme d’une bagatelle qui ne tenoit à rien on cessa en fin de m’en parler, et Louis Torriano me donna des marques d’amitié par tout où il me trouva. Je me suis cependant dispensé toutes les fois qu’il m’invita à diner : c’étoit un homme dangereux qu’il falloit eviter. Il epousa dans le carnaval la demoiselle dont j’ai fait mention ci dessus : il la rendit malheureuse pendant treize, ou quatorze ans, jusqu’a ce qu’il mourut fou, et dans la misere. Ce qui fit mes delices dans ces six semaines fut le comte Francois Charles Coronini, dont je crois aussi d’avoir parlé. Il mourut aussi trois ou quatre ans après d’un abces dans la tête. Un mois