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lui, si je m’étois tenu indifferent à cette scene. J’ai fini par lui demander si à ma place il n’auroit pas fait comme moi sans meme consulter la raison, quand même il se seroit trouvé vis à vis d’un grand prince.

Peu avant que nous nous missions à table il me dit que cette aventure ne pouvoit faire aucun honneur à aucun celui de nous qui tueroit l’autre, car il ne vouloit se battre qu’à mort. Je lui ai repondu en riant que je ne trouvois pas cela pour ce qui me regardoit, et que s’il trouvoit que la chose etoit ainsi de son coté il étoit le maitre de ne pas faire un ce duel, puisque je me trouvois deja satisfait. Pour ce qui concernoit la circonstance de se battre à mort, je lui ai dit que j’esperois de le laisser dans le nombre des vivans malgrè sa fureur, le metant aux abois, et que de son coté il en agiroit comme il lui plairoit. Il me dit que nous irions dans un bois, et qu’il donneroit ordre à son cocher de me conduire où j’ordonnerois si je retournois à la voiture tout seul, et qu’il ne conduiroit avec lui aucun domestique. Après avoir loué sa noble façon de penser je lui ai demandé s’il vouloit se battre à l’epée, ou au pistolet, et il me dit que l’epée suffisoit. Je lui ai promis alors de mettre bas les pistolets que j’avois dans ma poche au moment que nous serions pour partir.

Il me paroissoit impossible de voir ce brutal devenu poli, et raisonnable quand l’idée d’un duel imminent devoit porter le trouble dans son ame, car j’étois sûr qu’un homme de son caractere ne pouvoit pas être brave. Me trouvant avec le plus grand sang froid je me sentois sûr de le terrasser dans l’instant par ma botte droite immancable, et de l’estropier le blessant au genou si il avoit voulu poursuivre. Je pensois en suite de me sauver dans l’etat venitien d’où n’etant point connu j’aurois pu facilement m’evader ; mais il me semblait de prevoir qu’il n’en seroit rien, et que ce duel iroit en fumée comme tant d’autres lorsqu’un des deux heros est poltron. Je prenois le comte pour tel.

Après avoir bien diné nous partimes. Lui sans rien, et moi avec tout mon petit equipage bien lié derriere la voiture. J’avois à sa presence dechargés vidé mes pistolets, et il m’avoit fait voir qu’il n’en avoit pas.