Page:Casanova Histoire de ma fuite 1788.djvu/125

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Ma bonne humeur n’empêchoit cependant pas mon cher camarade de tomber dans des quarts d’heure de triſteſſe. Il étoit amoureux de Madame Ales… et il devoit être heureux : mais plus l’amant eſt heureux plus il devient malheureux, ſi on l’arrache de l’objet qu’il aime. Il ſoupiroit, les larmes ſortoient de ſes yeux malgré lui ; et obligé à convenir que ce qui le faiſoit gémir étoit quelque malheur qui n’exiſteroit pas ſans la priſon, il m’avoua qu’il aimoit, et me dit que l’objet de ſa flamme étoit l’aſſemblage de toutes les vertus, ce qui ne permettoit pas à ſon ardeur d’aller au-delà des bornes du reſpect le plus profond. Je le plaignois ſincèrement, et je ne me ſuis jamais aviſé de lui dire pour le conſoler que l’amour n’eſt que bagatelle, puisque c’eſt une conſolation déſolante, que les ſeuls ſots donnent aux amoureux : il n’eſt même pas vrai que l’amour ne ſoit que bagatelle. Je me ſuis pluſieurs fois félicité là dedans de ce que je n’étois pas amoureux ; et ma dernière penſée fut celle de la fille avec laquelle je devois aller déjeuner à ſainte Anne le jour de ma capture.

Les huit jours que j’avois prédits paſſèrent bien vite : j’ai perdu cette chère compagnie ;