Page:Casanova Histoire de ma fuite 1788.djvu/50

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

mois je m’appercevois de la peſte que ce livre avoit communiquée à mon eſprit affoibli par la mélancolie, et par la mauvaiſe nourriture. Mes rêves extravagans me faiſoient rire lorsqu’éveillé je les racapitulois, puisqu’il me prenoit envie de les écrire, et ſi j’euſſe eu le néceſſaire j’aurois peut-être produit là-haut un ouvrage encore plus fou que celui que M. de Cavalli m’avoit envoyé. Depuis ce tems là j’ai vu combien ſe trompent ceux qui attribuent à l’eſprit de l’homme une certaine force : elle n’eſt que relative, et l’homme qui s’étudieroit bien ne trouveroit en lui-même que foibleſſe. J’ai vu que quoiqu’il arrive rarement que l’homme devienne fou il eſt pourtant vrai que la choſe étoit facile. Notre jugement eſt comme la poudre à canon, qui quoiqu’il ſoit très-facile de l’enflammer elle ne s’enflamme cependant jamais à moins qu’on ne lui mette le feu ; ou comme un verre à boire qui ne ſe caſſera jamais à moins qu’on ne le caſſe. Le livre de cette eſpagnole eſt ce qu’il faut pour faire devenir fou un homme ; mais il faut lui donner ce poiſon lorsqu’il eſt en priſon ſeul, et ſans nul moyen de s’occuper.