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le joueur de flûte.

À ce moment arrivait le génie, prévenu de l’enlèvement de ses ouvriers et de la supercherie du prince de Satsuma. Mais il ne parvint au bord de la mer que pour voir ceux qu’il cherchait loin du bord déjà, et hors de son atteinte, car aucune barque n’était prête à les suivre, et le vent était favorable aux fugitifs. Écumant de rage et d’impuissance, le génie, dont le pouvoir s’arrêtait à ce rivage, ne se considéra cependant pas comme définitivement vaincu.

— Traître ! cria-t-il au prince, je ne puis rien maintenant sur ta vie, mais par mes enchantements je saurai bien tirer vengeance de ton infamie. Je t’ai connu joueur de flûte, tu resteras joueur de flûte dans l’éternité ; et cette influence de ta musique, à laquelle mes gens n’ont pu résister, deviendra entre tes mains pernicieuse et terrible. Un peuple va te bénir, un peuple te maudira.

Yasumasu ne fit que rire des exagérations de cette colère impuissante.

Mais, lorsqu’après une belle traversée il aborda enfin sur le rivage quitté par lui un mois auparavant ; quand, au milieu d’un peuple en liesse à qui il apportait le salut, on lui eut amené son cheval Taïfu, malgré lui, poussé par une force invisible, Yasumasu prit sa flûte, en tira quelques accents. Aussitôt la foule s’écarta, saisie d’une crainte irraisonnée ; comme attirés par un pouvoir mystérieux, deux gens du peuple saisirent, l’un la bride de Taïfu, l’autre le sabre qui, porté derrière un personnage, indique la puissance, et ce cortège bizarre disparut à l’horizon, personne n’osant le suivre ou tenter de rompre l’enchantement fatal.

Le cortège bizarre disparut à l’horizon

Depuis, Satsuma, parvenu à la plus grande richesse par ses poteries renommées, n’a jamais revu son prince. Mais parfois, dans le Nippon ou ailleurs, on aperçoit le groupe étrange, parcourant les collines, les plaines, les marais, franchissant les rivières, sous le soleil ou la pluie, et toujours, infatigable, le regard perdu dans l’espace, Yasumasu joue de la flûte. Si quelque passant surpris s’approche et l’écoute, aussitôt il est saisi dans le cercle de l’en-