Page:Cervantes - L’Ingénieux Hidalgo Don Quichotte de la Manche, traduction Viardot, 1836, tome 1.djvu/15

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

compagnons, dont il devint bientôt l’âme et le guide, par la supériorité de son esprit et de son caractère. On a conservé les noms de quelques-uns d’entre eux. C’étaient le capitaine Don Francisco de Menesès, les enseignes Rios et Castañeda, le sergent Navarrete, un certain don Beltran del Salto y Castilla et un autre gentilhomme appelé Osorio. Leur premier dessein, au dire du P. Haedo (historia de Argel) fut de se rendre par terre, comme l’avaient fait d’autres captifs, jusqu’à Oran, qui appartenait alors à l’Espagne. Ils réussirent même à sortir d’Alger, sous la conduite d’un More du pays que Cervantès avait gagné. Mais ce More les abandonna dès la seconde journée, et les fugitifs n’eurent d’autre ressource que de revenir chez leurs maîtres recevoir le châtiment de leur tentative d’évasion. Cervantès fut traité comme le chef du complot.

Quelques-uns de ses compagnons, entre autres l’enseigne Gabriel de Castañeda, furent rachetés vers le milieu de l’année 1576. Ce Castañeda se chargea de porter aux parents de Cervantès des lettres où les deux frères captifs peignaient leur déplorable situation. Rodrigo de Cervantès, le père, vendit ou engagea sur-le-champ le petit patrimoine de ses fils, son propre bien, guère plus considérable, et jusqu’aux dots des deux sœurs qui ne s’étaient point encore mariées, condamnant ainsi toute la famille à la misère. C’étaient, hélas ! des efforts inutiles. Quand l’argent des ventes et des emprunts parvint à Cervantès, il voulut entrer en arrangement avec son maître Dali-Mami ; mais le renégat estimait trop son captif pour le céder à bon compte. Ses prétentions furent si exorbitantes, que Cervantès dut renoncer à l’espoir de payer sa liberté. Il consacra généreusement sa part à la rançon de son frère, lequel, mis à moindre prix, fut racheté dans le mois d’août 1577. En partant, il promit de faire promptement équiper, à Valence ou aux îles Baléares, une frégate armée, qui, venant toucher à un point convenu de la côte d’Afrique, pourrait délivrer son frère et d’autres chrétiens. Il emportait à cet effet des lettres pressantes de plusieurs captifs de haute naissance pour les vice-rois des provinces maritimes.

Ce projet se rattachait à un plan depuis longtemps formé par Cervantès. À trois milles d’Alger, du côté de l’est, se trouvait le jardin, ou maison d’été, du kaïd Hassan, renégat grec. Un de ses esclaves, appelé Juan, et natif de Navarre, avait secrètement creusé dans ce jardin, qu’il était chargé de cultiver, une espèce de cave ou de souterrain. Là, suivant les instructions de Cervantès, et dès la fin de février 1577, s’étaient successivement réfugiés et cachés divers captifs chrétiens. Leur nombre, au départ de Rodrigo pour l’Espagne, s’élevait déjà à quatorze ou quinze. C’était Cervantès qui, sans quitter la maison de son maître, gouvernait cette petite république souterraine, pourvoyant aux besoins et à la sûreté de ses membres. On douterait de ce fait, qui prouve toutes les ressources de son génie inventif, s’il n’était