Page:Cervantes - L’Ingénieux Hidalgo Don Quichotte de la Manche, traduction Viardot, 1836, tome 1.djvu/16

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prouvé par une foule de témoignages et de documents. Il avait, pour aides principaux dans son entreprise, d’abord Juan le jardinier, qui faisait le guet et ne laissait approcher personne du jardin d’Hassan ; puis un autre esclave, appelé le doreur (el dorador), qui, tout jeune, avait renié sa religion, et plus tard était redevenu chrétien. Celui-ci était chargé d’apporter des vivres à la caverne, dont personne ne sortait que pendant l’obscurité de la nuit. Quand Cervantès crut prochaine l’arrivée de la frégate que devait expédier son frère, il s’enfuit du bagne de Dali-Mami, et le 20 septembre, après avoir pris congé de son ami le docteur Antonio de Sosa, trop malade pour le suivre, il alla s’enfermer lui-même dans le souterrain.

Son calcul était juste. Dans l’intervalle on avait équipé, à Valence ou à Mayorque, une frégate dont le commandement fut donné à un certain Viana, récemment racheté, homme actif, brave, et connaissant bien les côtes de Berbérie. Cette frégate arriva en vue d’Alger le 28 septembre, et, après avoir gardé la haute mer tout le jour, elle s’approcha de nuit d’un endroit convenu, assez proche du jardin pour aviser et recueillir en peu d’instants les captifs. Malheureusement, des pêcheurs qui n’avaient point encore quitté leur barque reconnurent, malgré l’obscurité, la frégate chrétienne. Ils donnèrent l’alarme, et rassemblèrent tant de monde, que Viana fut obligé de regagner la pleine mer. Il essaya, plus tard, de s’approcher une seconde fois du rivage ; mais sa tentative eut une issue désastreuse. Les Mores étaient sur leurs gardes ; ils surprirent la frégate au débarquement, firent prisonnier tout l’équipage, et déjouèrent ainsi le projet d’évasion.

Jusque-là, Cervantès et ses compagnons avaient supporté patiemment, dans le doux espoir d’une prochaine liberté, les privations, les souffrances et même les maladies qu’avait engendrées parmi eux un si long séjour dans cette habitation humide et sombre. Bientôt l’espérance même leur manqua. Dès le lendemain de la capture de la frégate, le doreur, ce renégat réconcilié avec l’église, en qui Cervantès avait mis toute sa confiance, abjura de nouveau, et alla révéler au dey d’Alger, Hassan-Aga, la retraite des captifs que Viana venait enlever. Le dey, ravi de cette nouvelle, qui lui permettait, suivant l’usage du pays, de s’approprier tous ces chrétiens comme esclaves perdus, envoya le commandant de sa garde avec une trentaine de soldats turcs pour arrêter les fugitifs et le jardinier qui les cachait. Ces soldats, guidés par le délateur, entrèrent à l’improviste, et le cimeterre à la main, dans la cave souterraine. Tandis qu’ils garrottaient les chrétiens surpris, Cervantès éleva la voix, et s’écria, avec une noble fermeté, qu’aucun de ses malheureux compagnons n’était coupable, que lui seul les avait fait enfuir et les avait cachés, et qu’étant seul l’auteur du complot, il devait seul en porter la peine. Étonnés d’un aveu si généreux, qui attirait sur la tête de Cervantès tout le courroux du cruel Hassan-Aga, les Turcs expédièrent un cavalier à leur maître pour