Page:Cervantes - L’Ingénieux Hidalgo Don Quichotte de la Manche, traduction Viardot, 1836, tome 1.djvu/151

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de croisières de grandes routes, où l’on ne gagne guère autre chose que de s’en aller la tête cassée, ou avec une oreille de moins. Mais prenez patience, et d’autres aventures s’offriront où je pourrai vous faire non-seulement gouverneur, mais quelque chose de mieux. » Sancho se confondit en remerciements, et, après avoir encore une fois baisé la main de Don Quichotte et le pan de sa cotte de mailles, il l’aida à monter sur Rossinante, puis il enjamba son âne, et se mit à suivre son maître, lequel, s’éloignant à grands pas, sans prendre congé des dames du carrosse, entra dans un bois qui se trouvait près de là.

Sancho le suivait de tout le trot de sa bête ; mais Rossinante cheminait si lestement, que, se voyant en arrière, force lui fut de crier à son maître de l’attendre. Don Quichotte retint la bride à Rossinante, et s’arrêta jusqu’à ce que son traînard d’écuyer l’eût rejoint : « Il me semble, seigneur, dit ce dernier en arrivant, que nous ferions bien d’aller prendre asile dans quelque église ; car ces hommes contre qui vous avez combattu sont restés en si piteux état, qu’on pourrait bien donner vent de l’affaire à la Sainte-Hermandad[1], et nous mettre dedans. Et, par ma foi, s’il en était ainsi, avant de sortir de prison, nous aurions à faire feu des quatre pieds. — Tais-toi, reprit Don Quichotte ; où donc as-tu jamais vu ou lu qu’un chevalier errant eût été traduit devant la justice, quelque nombre d’homicides qu’il eût commis ? — Je ne sais rien en fait d’homicides, répondit Sancho, et de ma vie ne l’ai essayé sur personne ; mais je sais bien que ceux qui se battent au milieu des champs ont affaire à la Sainte-Hermandad, et c’est de cela que je ne veux pas me mêler. — Eh bien ! ne te mets pas en peine, mon ami, répondit Don Quichotte ; je te tirerai, s’il le faut, des mains des Philistins, à plus forte raison de celles de la Sainte-Hermandad. Mais, dis-moi, par ta vie ! as-tu vu plus vaillant chevalier que moi sur toute la surface de la terre ? As-tu lu dans les histoires qu’un autre ait eu plus d’intrépidité dans l’attaque, plus de résolution dans la défense, plus d’adresse à porter les coups, plus de promptitude à culbuter l’ennemi ? — La vérité est, répliqua Sancho, que je n’ai jamais lu d’histoire, car je ne sais ni lire ni écrire ; mais ce

  1. La Santa Hermandad ou Sainte Confrérie, était une juridiction ayant ses tribunaux et sa maréchaussée, spécialement chargée de la poursuite et du châtiment des malfaiteurs. Elle avait pris naissance dès le commencement du treizième siècle, en Navarre, et par des associations volontaires ; elle pénétra depuis en Castille et en Aragon, et fut complètement organisée sous les rois catholiques.