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coups de fouet. Quelques amis, qu’il s’était faits dans l’entourage du dey, interposèrent leurs bons offices, et cette fois encore l’impitoyable Hassan lui pardonna : clémence d’autant plus étrange, qu’à la même époque, ce barbare faisait périr sous le bâton, en sa présence, trois captifs espagnols qui avaient tenté de fuir par le même chemin, et que les naturels du pays avaient ramenés au bagne.

Tant d’insuccès, tant de désastres répétés, ne purent abattre la résolution de Cervantès, qui rêvait toujours sa délivrance et celle de ses plus chers compagnons. Il fit connaissance, vers le mois de septembre 1579, d’un renégat espagnol, né à Grenade, où il s’appelait le licencié Giron, et qui avait pris, avec le turban, le nom d’Abd-al-Rhamen. Ce renégat montrait du repentir et l’intention de retourner dans sa patrie se réconcilier avec l’église. Cervantès prépara, d’accord avec lui, un nouveau plan d’évasion. Ils s’adressèrent à deux marchands valenciens, établis à Alger, dont l’un s’appelait Onofre Exarque, et l’autre Baltazar de Torrès. Ceux-ci prêtèrent les mains au complot, et le premier donna jusqu’à quinze cents doublons pour le prix d’une frégate armée, de douze bancs de rameurs, qu’acheta le renégat Abd-al-Rhamen, sous le prétexte d’aller en course. L’équipage était prêt, et plusieurs captifs de distinction, avertis par Cervantès, n’attendaient plus que l’avis du départ. Un misérable les vendit tous : le docteur Juan Blanco de Paz, moine dominicain, alla, comme un autre Judas, pour le vil appât d’une récompense, dénoncer au dey le projet de ses compatriotes.

Hassan-Aga préféra d’abord dissimuler ; il voulait, en saisissant les captifs sur le fait, acquérir le droit de se les approprier comme gens condamnés à mort. Toutefois, le bruit de cette délation transpira, et les marchands valenciens surent que le dey connaissait la trame dont ils étaient les complices et les instruments. Tremblant pour sa fortune et pour sa vie, Onofre Exarque voulut faire éloigner Cervantès, dont il avait à redouter le témoignage, si la torture lui arrachait des aveux. Il lui offrit de le racheter à tout prix, et de l’embarquer immédiatement pour l’Espagne. Mais Cervantès, incapable de fuir quand le péril devait retomber sur ses compagnons, rejeta cette offre, et rassura le marchand, en lui jurant que, ni les tourments, ni la mort, ne lui feraient accuser personne.

À cette époque, et prêt à partir sur la frégate du renégat, Cervantès s’était enfui du bagne ; il était caché dans la maison d’un de ses anciens compagnons d’armes, l’enseigne Diego Castellano. Bientôt on publia dans les rues un ordre du dey qui réclamait son esclave Cervantès, et menaçait de mort quiconque lui donnerait asile. Toujours généreux, Cervantès délivra son ami d’une telle responsabilité : il alla volontairement se présenter au dey, sous l’intercession d’un renégat de Murcie, nommé Morato Raez Maltrapillo, qui s’était acquis les bonnes grâces d’Hassan-Aga. Celui-ci exigea de