Page:Cervantes - L’Ingénieux Hidalgo Don Quichotte de la Manche, traduction Viardot, 1836, tome 1.djvu/366

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Sancho écouta très-attentivement leurs propos, se les mit bien dans la mémoire, et les remercia beaucoup de l’intention qu’ils témoignaient de conseiller à son maître qu’il se fit empereur et non pas archevêque ; car il tenait, quant à lui, pour certain, qu’en fait de récompenses à leurs écuyers, les empereurs pouvaient plus que les archevêques errants. « Il sera bon, ajouta-t-il, que j’aille en avant retrouver mon seigneur, et lui donner la réponse de sa dame ; peut-être suffira-t-elle pour le tirer de là, sans que vous vous donniez tant de peine. » L’avis de Sancho leur parut bon, et ils résolurent de l’attendre jusqu’à ce qu’il rapportât la nouvelle de la découverte de son maître. Sancho s’enfonça dans les gorges de la montagne, laissant ses deux compagnons au milieu d’une étroite vallée, où courait, en murmurant, un petit ruisseau, et que couvraient d’une ombre rafraîchissante de hautes roches et quelques arbres qui croissaient sur leurs flancs. On était alors au mois d’août, temps où, dans ces parages, la chaleur est grande, et il pouvait être trois heures de l’après-midi. Tout cela rendait le site plus agréable, et conviait nos voyageurs à y attendre le retour de Sancho. Ce fut aussi le parti qu’ils prirent. Mais tandis qu’ils étaient tous deux assis paisiblement à l’ombre, tout-à-coup une voix parvint à leurs oreilles, qui, sans s’accompagner d’aucun instrument, faisait entendre un chant doux, pur et délicat. Ils ne furent pas peu surpris, n’ayant pu s’attendre à trouver dans ce lieu quelqu’un qui chantât de la sorte. En effet, bien qu’on ait coutume de dire qu’on rencontre au milieu des champs et des forêts, et parmi les bergers, de délicieuses voix, ce sont plutôt des fictions de poëtes que des vérités. Leur étonnement redoubla quand ils s’aperçurent que ce qu’ils entendaient chanter étaient des vers, non de grossiers gardeurs de troupeaux, mais bien d’ingénieux citadins. Voici, du reste, les vers tels qu’ils les recueillirent[1].

  1. Comme le plus grand charme des trois strophes qui suivent est dans la coupe de vers et l’ingénieux arrangement des mots, je vais, pour les faire comprendre, transcrire une de ces strophes en original.

     
    ¿ Quien menoscaba mis bienes ?
    Desdenes.
    ¿ Y quien aumenta mis duelos ?
    Los zelos.
    ¿ Y quien prueba mi paciencia ?
    Ausencia.
    De ese modo en mi dolencia
    Ningun remedio se alcanza,
    Pues me matan la esperanza
    Desdenes, zelos y ausencia.