Page:Cervantes - L’Ingénieux Hidalgo Don Quichotte de la Manche, traduction Viardot, 1836, tome 1.djvu/367

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« Qui causait le tourment de ma vie ? le dédain. Et qui augmente mon affliction ? la jalousie. Et qui met ma patience à l’épreuve ? l’absence. De cette manière, aucun remède ne peut être apporté au mal qui me consume, puisque toute espérance est tuée par le dédain, la jalousie et l’absence.

» Qui m’impose cette douleur ? l’amour. Et qui s’oppose à ma félicité ? la fortune. Et qui permet mon affliction ? le ciel. De cette manière, je dois appréhender de mourir de ce mal étrange, puisqu’à mon détriment s’unissent l’amour, la fortune et le ciel.

» Qui peut améliorer mon sort ? la mort. Et le bonheur d’amour, qui l’obtient ? l’inconstance. Et ses maux, qui les guérit ? la folie. De cette manière, il n’est pas sage de vouloir guérir une passion, quand les remèdes sont la mort, l’inconstance et la folie. »


L’heure, le temps, la solitude, la belle voix et l’habileté du chanteur, tout causait à la fois à ses auditeurs de l’étonnement et du plaisir. Ceux-ci se tinrent immobiles dans l’espoir qu’ils entendraient encore autre chose. Enfin, voyant que le silence du musicien durait assez longtemps, ils résolurent de se mettre à sa recherche, et de savoir qui chantait si bien. Mais, comme ils se levaient, la même voix les retint à leur place, en se faisant entendre de nouveau. Elle chantait le sonnet suivant :


« Sainte amitié, qui, laissant ton apparence sur la terre, t’es envolée d’une aile légère vers les âmes bienheureuses du Ciel, et résides, joyeuse, dans les demeures de l’empyrée ;

» De là, quand il te plaît, tu nous montres ton aimable visage couvert d’un voile à travers lequel brille parfois l’ardeur des bonnes œuvres, qui deviennent mauvaises à la fin.

» Quitte le ciel, ô amitié, et ne permets pas que l’imposture revête ta livrée, pour détruire l’intention sincère ;

» Si tu ne lui arraches ton apparence, bientôt le monde se verra dans la mêlée de la discorde et du chaos. »


Ce chant fut terminé par un profond soupir, et les deux auditeurs écoutaient toujours avec la même attention si d’autres chants le sui-