Page:Cervantes - L’Ingénieux Hidalgo Don Quichotte de la Manche, traduction Viardot, 1836, tome 1.djvu/41

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

par cœur, la première partie du Don Quichotte et les Nouvelles. Leurs éloges furent si grands que je m’offris à les mener voir l’auteur de ces œuvres, offre qu’ils reçurent avec mille démonstrations de vif désir. Ils me questionnèrent très en détail sur son âge, sa profession, sa qualité et sa fortune. Je fus obligé de répondre qu’il était vieux, soldat, gentilhomme et pauvre ; à cela l’un d’eux répliqua ces paroles formelles : « Eh quoi ! l’Espagne n’a pas fait riche un tel homme ! On ne le nourrit pas aux frais du trésor public ! » Alors un de ces gentilshommes, relevant cette pensée, reprit avec beaucoup de finesse : « Si c’est la nécessité qui l’oblige à écrire, Dieu veuille qu’il n’ait jamais l’abondance, afin que, par ses œuvres, lui restant pauvre, il fasse riche le monde entier. »

La première édition du Don Quichotte, celle de 1605, avait été faite loin des yeux de l’auteur, et sur un manuscrit de sa main, c’est-à-dire, fort difficile à déchiffrer. Aussi fourmillait-elle de fautes. Un des premiers soins de Cervantès, fixé à Madrid, fut de publier une seconde édition de son livre, qu’il revit et corrigea soigneusement. Cette seconde édition, de 1608, bien préférable à la précédente, a servi de modèle à toutes celles qui l’ont suivie.

Deux ans plus tard, en 1612, Cervantès publia les douze Nouvelles, qui forment, avec les deux intercalées dans le Don Quichotte, et celle qu’on a retrouvée depuis, le recueil des quinze Nouvelles qu’il avait successivement composées depuis son séjour à Séville. J’en ai parlé précédemment, à cette époque de sa vie. Ce livre, qu’on qualifiait, dans le Privilége, de « très-honnête passe-temps, où se montre la hauteur et la fécondité de la langue castillanne », fut reçu, en Espagne et à l’étranger, avec autant de faveur que le Don Quichotte. Lope de Vega l’imita de deux façons, en composant à son tour des nouvelles, très-inférieures à celles de Cervantès, et en mettant sur la scène plusieurs des sujets traités par celui-ci. D’autres grands auteurs dramatiques puisèrent à la même source, entre autres le moine Fray Gabriel Tellez, connu sous le nom de Tirso de Molina, qui appelait Cervantès le Boccace espagnol, Don Agustino Moreto, Don Diego de Figueroa, et Don Antonio Solis.

Après les Nouvelles, Cervantès publia, en 1614, son poëme intitulé Voyage au Parnasse (viage al Parnaso) et le petit dialogue en prose qu’il y joignit ensuite sous le nom de Adjunta al Parnaso. Dans le poëme, fait à l’imitation de celui de Cesare Caporali, de Pérouse, il louait les bons écrivains de son temps, et déchirait sans pitié ces adeptes de la nouvelle école, qui faisaient périr, sous de ridicules et délirantes innovations, la belle langue du siècle d’or[1]. Dans le dialogue, il se plaignait des comédiens qui ne voulaient

  1. On trouvera des détails sur la secte des cultos et la décadence précoce de la littérature espagnole, dans les Études que j’ai précédemment citées.