Page:Cervantes - L’Ingénieux Hidalgo Don Quichotte de la Manche, traduction Viardot, 1836, tome 1.djvu/469

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« Ainsi, le secret ne saurait t’épargner la douleur : au contraire ; tu auras à pleurer sans cesse, non les larmes qui coulent des yeux, mais les larmes de sang qui coulent du cœur ; comme les pleurait ce crédule docteur que notre poëte nous raconte avoir fait l’épreuve du vase qu’avec plus de sagesse le prudent Renaud s’abstint de tenter[1] ; et, bien que ce soit une fiction poétique, encore renferme-t-elle des secrets moraux dignes d’être compris et imités. Mais d’ailleurs ce que je vais te dire à présent achèvera de te faire reconnaître la grande faute que tu veux commettre. Dis-moi, Anselme, si le Ciel, ou une faveur de la fortune t’avait fait maître et possesseur légitime d’un diamant le plus fin, d’un diamant dont les qualités satisfissent tous les lapidaires qui l’auraient vu ; si, d’une voix unanime, tous déclaraient que, pour l’éclat et la pureté de l’eau, il est aussi parfait que permet de l’être la nature de cette pierre précieuse, et que tu en eusses toi-même une opinion semblable, sans rien savoir qui pût te l’ôter ; dis-moi, serait-il raisonnable qu’il te prît fantaisie d’apporter ce diamant, de le mettre entre une enclume et un marteau, et là d’essayer à tour de bras s’il est aussi dur et aussi fin qu’on le dit ? serait-il donc plus raisonnable que tu misses en œuvre ta fantaisie ? Si la pierre résistait à une si sotte épreuve, elle n’y gagnerait ni valeur, ni célébrité ; et, si elle se brisait, chose qui pourrait arriver, n’aurait-on pas tout perdu ? oui, certes, et de plus son maître passerait dans l’esprit de chacun pour un niais imprudent. Eh bien, mon cher Anselme, sache que Camille est ce fin diamant, dans ton estime et dans celle d’autrui, et qu’il n’est pas raisonnable de l’exposer au hasard de se briser, puisque, restât-elle intacte, elle ne peut hausser de prix ; mais si elle ne résistait point, et venait à céder, considère dès à présent quelle valeur elle perdrait, et comme tu pourrais à bon droit te plaindre de toi-même, pour avoir été cause de sa perdition et de la tienne. Fais bien attention qu’il n’y a point en ce monde de bijou qui vaille autant qu’une femme chaste et vertueuse, et que tout l’honneur des femmes consiste dans la bonne

    son autre poëme licencieux intitulé : le Vendangeur (il Vendemmiatore). Le premier fut traduit en espagnol, d’abord partiellement, par le licencié Gregorio Hernandez de Velasco, célèbre traducteur de Virgile ; puis, complétement, par Fray Damian Alvarez. Toutefois, la version de la stance citée est de Cervantès.

  1. Allusion à l’allégorie que rapporte Arioste dans le xliiie chant de son Orlando Furioso, où Cervantès a pris l’idée de la présente nouvelle. Arioste avait emprunté lui-même l’histoire du vase d’épreuve au livre premier de Tristan de Léonais.