Page:Cervantes - L’Ingénieux Hidalgo Don Quichotte de la Manche, traduction Viardot, 1836, tome 1.djvu/569

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regagna Constantinople, où, peu de temps après, mourut mon maître Uchali. On l’appelait Uchali Fartax, qui veut dire, en langue turque, le renégat teigneux[1], parce qu’il l’était effectivement, et c’est l’usage parmi les Turcs de donner aux gens les noms des défauts ou des qualités qu’ils peuvent avoir. Chez eux, en effet, il n’y a que quatre noms de famille, qui viennent également de la maison ottomane ; les autres, comme je l’ai dit, prennent leurs noms des vices du corps ou des vertus de l’âme. Ce teigneux, étant esclave, avait ramé quatorze ans sur les galères du grand-seigneur ; et quand il eut trente-quatre ans passés, il se fit renégat, de dépit de ce qu’un Turc lui avait donné un soufflet pendant qu’il ramait ; et, pour s’en pouvoir venger, il renia sa foi. Sa valeur fut si grande que, sans passer par les routes viles et basses que prennent pour s’élever la plupart des favoris du grand-seigneur, il devint roi d’Alger[2], et ensuite général de la mer, ce qui est la troisième charge de l’empire. Il était Calabrais de nation, et fut moralement homme de bien ; il traitait avec beaucoup d’humanité ses captifs, dont le nombre s’éleva jusqu’à trois mille. Après sa mort, et suivant l’ordre qu’il en donna dans son testament, ceux-ci furent répartis entre ses renégats et le grand-seigneur (qui est aussi l’héritier de tous ceux qui meurent, et qui prend part comme les autres enfants à la succession du défunt). Je tombai en partage à un renégat vénitien, qu’Uchali avait fait prisonnier étant mousse sur un vaisseau chrétien, et qu’il aima tant qu’il en fit un de ses plus chers mignons. Celui-ci, le plus cruel renégat qu’on vît jamais, s’appelait Hassan-Aga[3] : il devint très-riche, et fut fait roi d’Alger. Je le suivis de Constantinople à cette ville, satisfait d’être si près de l’Espagne ; non que je pensasse à écrire à personne ma douloureuse situation, mais pour voir si la fortune ne me serait pas plus favorable à

  1. Le P. Haedo donne la même étymologie à son nom.
  2. Dans sa Topografia de Argel (chap. XXI) le P. Haedo lui donne le titre de Capitan des corsaires. « C’est, dit-il, une charge que confère le grand-turc. Il y a un capitan des corsaires à Alger, un autre à Tripoli, et un troisième à Tunis. » Cet Uchali Fartax était natif de Licastelli en Calabre. Devenu musulman, il se trouva, en 1560, à la déroute de Gelvès, où plus de 10,000 Espagnols restèrent prisonniers. Plus tard, étant roi ou dey d’Alger, il porta secours aux Morisques de Grenade, révoltés contre Philippe II. Nommé général de la flotte turque en 1571, après la bataille de Lépante, il se trouva l’année suivante à Navarin, et mourut empoisonné en 1580.
  3. Les Espagnols le nomment Azanaga.