Page:Cervantes - L’Ingénieux Hidalgo Don Quichotte de la Manche, traduction Viardot, 1837, tome 2.djvu/11

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« Chien de voleur, à mon lévrier[1] ! N’as-tu pas vu, cruel, que mon chien était lévrier ? » Et lui répétant le nom de lévrier mainte et mainte fois, il renvoya le fou moulu comme plâtre. Le châtiment fit son effet : le fou se retira, et de plus d’un mois ne se montra dans les rues. À la fin, il reparut avec la même invention, et une charge plus forte. Il s’approchait de la place où était le chien, le visait de son mieux ; mais, sans oser laisser tomber la pierre, il disait : « Celui-ci est lévrier, gare ! » Effectivement, tous les chiens qu’il rencontrait, fussent-ils dogues ou roquets, il disait qu’ils étaient lévriers, et dès lors il ne lâcha plus jamais la pierre. »

Peut-être en arrivera-t-il autant à cet historien ; il n’osera plus lâcher le poids de son esprit en livres, qui, lorsqu’ils sont mauvais, sont plus durs que des pierres. Dis-lui encore que la menace qu’il me fait de m’enlever tout profit avec son livre, je m’en soucie comme d’une obole, et qu’en me conformant au fameux intermède de la Perendenga[2], je lui réponds : « Vive pour moi le veinticuatro, mon seigneur[3], et le Christ pour tous. » Oui, vive le grand comte de Lémos, dont la vertu chrétienne et la libéralité bien connue me maintiennent en pied contre tous les coups de ma mauvaise fortune, et vive la suprême charité de l’illustrissime archevêque de Tolède, Don Bernardo de Sandoval y Rojas ; après cela, qu’il n’y ait pas même d’imprimerie au monde, ou qu’on y imprime contre moi autant de livres que contient de lettres la complainte de Mingo Révulgo[4]. Ces deux princes, sans que mon adulation, sans qu’aucune autre espèce d’éloge les sollicite, et par seule bonté d’âme, ont pris à leur charge le soin de venir généreusement à mon aide : en

  1. Il y a dans le texte podenco, qui veut dire chien courant. J’ai mis lévrier, pour que le mot chien ne fût pas répété tant de fois en quelques lignes.
  2. Petite pièce de l’époque, dont l’auteur est inconnu.
  3. On nomme veinticuatros, les regidores ou officiers municipaux de Séville, de Grenade et de Cordoue, depuis que leur nombre fut réduit de trente-six à vingt-quatre par Alphonse–le-Justicier.
  4. Las coplas de Mingo Revulgo sont une espèce de complainte satirique sur le règne de Henri IV (el impotente). Les uns l’ont attribuée à Juan de Ména, auteur du poëme el Laberinto ; d’autres à Rodrigo Cota, premier auteur de la Célestine ; d’autres encore au chroniqueur Fernando del Pulgar. Celui-ci, du moins, l’a commentée à la fin de la chronique de Henri IV par Diégo Enriquez del Castillo.