Page:Cervantes - L’Ingénieux Hidalgo Don Quichotte de la Manche, traduction Viardot, 1837, tome 2.djvu/260

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vers le seigneur Montésinos : « Est-il possible, lui demandai-je, que les enchantés de haut rang souffrent le besoin ? — Croyez-moi, seigneur Don Quichotte, me dit-il, ce qu’on nomme le besoin se rencontre en tous lieux ; il s’étend partout, il atteint tout le monde, et ne fait pas même grâce aux enchantés. Puisque madame Dulcinée du Toboso envoie demander ces six réaux, et que le gage paraît bon, il n’y a rien à faire que de les lui donner, car sans doute elle se trouve en quelque grand embarras. — Le gage, je ne le prendrai point, répondis-je ; mais je ne lui donnerai pas davantage ce qu’elle demande, car je n’ai sur moi que quatre réaux (ceux que tu me donnas l’autre jour en monnaie, Sancho, pour faire l’aumône aux pauvres que je trouverais sur le chemin), et je les lui donnai, en disant : « Dites à votre dame, ma chère amie, que je ressens ses peines au fond de l’âme, et que je voudrais être un Fucar[1] pour y porter remède ; qu’elle sache que je ne puis ni ne dois avoir bonne santé tant que je serai privé de son agréable vue et de sa discrète conversation, et que je la supplie, aussi instamment que je le puis, de vouloir bien se laisser voir et entretenir par son errant chevalier et captif serviteur. Vous lui direz aussi que, lorsqu’elle y pensera le moins, elle entendra dire que j’ai fait un serment et un vœu, à la manière de celui que fit le marquis de Mantoue de venger son neveu Baudoin, quand il le trouva près d’expirer dans la montagne, c’est-à-dire, de ne point manger pain sur table, et de faire d’autres pénitences qu’il ajouta, jusqu’à ce qu’il l’eût vengé. Eh bien ! je ferai le vœu de ne plus m’arrêter et de courir les sept parties du monde, avec plus de ponctualité que ne le fit l’infant Don Pédro de Portugal[2], jusqu’à ce que je l’aie désenchantée. — Tout cela, et plus encore, votre grâce le doit à ma maîtresse, me

  1. C’était le nom d’une famille originaire de Suisse et établie à Augsbourg, où elle vivait comme les Médicis à Florence. La richesse des Fucar était devenue proverbiale, et, en effet, lorsqu’à son retour de Tunis, Charles-Quint logea dans leur maison d’Augsbourg, on mit dans sa cheminée du bois de cannelle, et on alluma le feu avec une cédule de paiement d’une somme considérable due aux Fucar par le trésor impérial. Quelques membres de cette famille allèrent s’établir en Espagne, où ils prirent à ferme les mines d’argent de Hornachos et de Guadalcanal, celle de vif-argent d’Almaden, etc. La rue où ils demeuraient à Madrid s’appelle encore calle de los Fucares.
  2. La relation des prétendus voyages de l’infant Don Pédro a été écrite par Gomez de Santisteban, qui se disait un de ses douze compagnons.