Aller au contenu

Page:Cervantes - L’Ingénieux Hidalgo Don Quichotte de la Manche, traduction Viardot, 1837, tome 2.djvu/27

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

barbe rude et rousse, le corps velu, le regard menaçant, la parole brève ; mais courtois, affable et bien élevé. — Si Roland ne fut pas un plus gentil cavalier que ne le dit votre grâce, répliqua le barbier, il ne faut plus s’étonner que madame Angélique-la-Belle le dédaignât pour les grâces séduisantes que devait avoir le petit More à poil follet à qui elle livra ses charmes ; et vraiment elle montra bon goût en préférant la douceur de Médor à la rudesse de Roland. — Cette Angélique, seigneur curé, reprit Don Quichotte, fut une créature légère et fantasque, une coureuse, une écervelée, qui laissa le monde aussi plein du bruit de ses impertinences que de la renommée de sa beauté. Elle méprisa mille grands seigneurs, mille chevaliers braves et spirituels[1], et se contenta d’un petit page au menton cotonneux, sans naissance, sans fortune, sans autre renom que celui qu’avait pu lui donner le fidèle attachement qu’il conserva pour son ami[2]. Le fameux chantre de sa beauté, le grand Arioste, n’osant ou ne voulant pas chanter les aventures qu’eut cette dame après sa vile faiblesse, et qui ne furent pas assurément trop honnêtes, la laisse tout à coup, en disant : et de quelle manière elle reçut le sceptre du Catay, un autre le dira peut-être en chantant sur une meilleure lyre. Sans doute ces mots furent comme une prophétie, car les poëtes se nomment aussi vates, qui veut dire devins ; et la prédiction se vérifia si bien, que, depuis lors, un fameux poëte andalous chanta ses larmes, et un autre poëte castillan, unique en renommée, chanta sa beauté[3].

— Dites-moi, seigneur Don Quichotte, reprit en ce moment le barbier, ne s’est-il pas trouvé quelque poëte qui ait fait quelque satire contre cette dame Angélique, parmi tant d’autres qui ont fait son éloge ? — Je crois bien, répondit Don Quichotte, que si Sacripant ou Roland eussent été poëtes, ils auraient joliment savonné la tête à la demoiselle, car c’est le propre des poëtes dédaignés par leurs dames, feintes ou non feintes, par celles enfin qu’ils ont choisies pour maîtresses de leurs pensées, de se

  1. Roland, Ferragus, Renaud, Agrican, Sacripant, etc.
  2. Médor fut blessé et laissé pour mort sur la place, en allant relever le cadavre de son maître, Daniel d’Almonte. (Orlando furioso, canto xxiii.)
  3. Le poëte andalous est Luis Barahona de Soto, qui fit Les Larmes d’Angélique (Las Lagrimas de Angélica), poëme en douze chants. Grenade, 1586. Le poëte castillan est Lope de Vega, qui fit La Beauté d’Angélique (La Hermosura de Angélica), poëme en vingt chants. Barcelone, 1604.