Page:Cervantes - L’Ingénieux Hidalgo Don Quichotte de la Manche, traduction Viardot, 1837, tome 2.djvu/659

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néanmoins, que ce métier de traducteur ne soit pas fort louable, car enfin l’homme peut s’occuper à de pires choses, et qui lui donnent moins de profit[1]. Il faut retrancher de ce compte les deux fameux traducteurs, Cristoval de Figuéroa, dans son Pastor Fido, et Don Juan de Jaurégui, dans son Aminta ; où, par un rare bonheur, l’un et l’autre mettent en doute quelle est la traduction, quel est l’original[2]. Mais dites-moi, je vous prie, ce livre s’imprime-t-il pour votre compte, ou bien avez-vous vendu le privilège à quelque libraire ? — C’est pour mon compte qu’il s’imprime, répondit l’auteur, et je pense gagner mille ducats, pour le moins, sur cette première édition. Elle sera de deux mille exemplaires, qui s’expédieront, à six réaux pièce, en un tour de main. — Votre grâce me semble loin de compte, répliqua Don Quichotte ; on voit bien que vous ne connaissez guère les rubriques des imprimeurs et les connivences qu’ils ont entre eux. Je vous promets qu’en vous voyant chargé de deux mille exemplaires d’un livre, vous aurez les épaules moulues à vous en faire peur, surtout si ce livre a peu de sel et ne vaut pas grand’chose. — Comment donc ! reprit l’auteur, vous voulez que j’en fasse cadeau à quelque libraire, qui me donnera trois maravédis du privilège, et croira me faire une grande faveur en me les donnant[3] ? Nenni ; je n’imprime pas mes livres pour acquérir de la réputation dans le monde ; car j’y suis déjà connu, Dieu merci, par mes œuvres. C’est du profit que je veux, sans lequel la renommée ne vaut pas une obole. — Que Dieu vous donne bonne chance, répondit Don Quichotte », et il passa à une autre casse. Il y vit corriger une feuille d’un livre qui avait pour titre : Lumière de l’âme[4]. « Voilà, dit-il, les livres qu’il faut imprimer, bien qu’il y en ait beaucoup de la même espèce, car il y a beaucoup de pécheurs qui en ont besoin, et

  1. Avant que Cervantès se moquât des traducteurs de l’italien, Lope de Vega avait dit, dans sa Filomena : « Dieu veuille qu’il soit réduit, pour vivre, à traduire des livres de l’italien en castillan ; car, à mes yeux, c’est un plus grand délit que de passer des chevaux en France. »
  2. Le Pastor Fido est de Guarini ; l’Aminta, du Tasse. L’éloge de Cervantès est surtout vrai pour la traduction en vers de Jaurégui.
  3. Cervantès avait déjà dit des libraires, dans sa nouvelle du Licencié Vidriéra : « … Comme ils se moquent d’un auteur, s’il fait imprimer à ses frais ! Au lieu de quinze cents, ils impriment trois mille exemplaires, et, quand l’auteur pense qu’on vend les siens, on expédie les autres. »
  4. Luz del alma cristiana contra la ceguedad e ignorancia, par Fr. Felipe de Menesès, moine dominicain, Salamanque, 1561.