Page:Chénier - Œuvres poétiques, édition Moland, 1889, volume 1.djvu/132

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LE CHEVRIER

Et moi, c’est vous qu’ici pour témoins j’en appelle,
Dieux ! de mes serviteurs la cohorte fidèle
Me trouvera toujours humain, compatissant,
à leurs justes désirs facile et complaisant,
Afin qu’ils soient heureux et qu’ils aiment leur maître,
Et bénissent en paix l’instant qui les vit naître.

LE BERGER.

Et moi, je le maudis, cet instant douloureux
Qui me donna le jour pour être malheureux ;
Pour agir quand un autre exige, veut, ordonne ;
Pour n’avoir rien à moi, pour ne plaire à personne ;
Pour endurer la faim, quand ma peine et mon deuil
Engraissent d’un tyran l’indolence et l’orgueil.

LE CHEVRIER.

Berger infortuné ! ta plaintive détresse
De ton cœur dans le mien fait passer la tristesse.
Vois cette chèvre mère et ces chevreaux, tous deux
Aussi blancs que le lait qu’elle garde pour eux ;
Qu’ils aillent avec toi, je te les abandonne.
Adieu. Puisse du moins ce peu que je te donne
De ta triste mémoire effacer tes malheurs
Et, soigné par tes mains, distraire tes douleurs !

LE BERGER.

Oui, donne et sois maudit ; car si j’étais plus sage,
Ces dons sont pour mon cœur d’un sinistre présage :
De mon despote avare ils choqueront les yeux.
Il ne croit pas qu’on donne : il est fourbe, envieux ;
Il dira que chez lui j’ai volé le salaire
Dont j’aurai pu payer les chevreaux et la mère ;