Page:Chénier - Œuvres poétiques, édition Moland, 1889, volume 1.djvu/278

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Et, villageois tranquille, ayant pour tout emploi
Dormir et ne rien faire, inutile poète,
Goûter le doux oubli d’une vie inquiète ?
Vous savez si toujours, dès mes plus jeunes ans,
Mes rustiques souhaits m’ont porté vers les champs ;
Si mon cœur dévorait vos champêtres histoires,
Cet âge d’or si cher à vos doctes mémoires,
Ces fleuves, ces vergers, Éden aimé des cieux
Et du premier humain berceau délicieux ;
L’épouse de Booz, chaste et belle indigente,
Qui suit d’un pas tremblant la moisson opulente ;
Joseph, qui dans Sichem cherche et retrouve, hélas !
Ses dix frères pasteurs qui ne l’attendaient pas ;
Rachel, objet sans prix qu’un amoureux courage
N’a pas trop acheté de quinze ans d’esclavage.
Oh ! oui, je veux un jour, en des bords retirés,
Sur un riche coteau ceint de bois et de prés,
Avoir un humble toit, une source d’eau vive,
Qui parle, et dans sa fuite et féconde et plaintive,
Nourrisse mon verger, abreuve mes troupeaux.
Là je veux, ignorant le monde et ses travaux,
Loin du superbe ennui que l’éclat environne,
Vivre comme jadis, aux champs de Babylone,
Ont vécu, nous dit-on, ces pères des humains
Dont le nom aux autels remplit nos fastes saints ;
Avoir amis, enfants, épouse belle et sage ;
Errer, un livre en main, de bocage en bocage ;
Savourer sans remords, sans crainte, sans désirs,
Une paix dont nul bien n’égale les plaisirs.
Douce mélancolie ! aimable mensongère,
Des antres, des forêts déesse tutélaire,