Page:Chénier - Œuvres poétiques, édition Moland, 1889, volume 2.djvu/76

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Aux antres de Paros, le bloc étincelant
N’est aux vulgaires yeux qu’une pierre insensible.
Mais le docte ciseau, dans son sein invisible,
Voit, suit, trouve la vie, et l’âme, et tous ses traits.
Tout l’Olympe respire en ses détours secrets.
Là vivent de Vénus les beautés souveraines ;
Là des muscles nerveux, là de sanglantes veines
Serpentent ; là des flancs invaincus aux travaux,
Pour soulager Atlas des célestes fardeaux,
Aux volontés du fer leur enveloppe énorme
Cède, s’amollit, tombe ; et de ce bloc informe
Jaillissent, éclatants, des dieux pour nos autels :
C’est Apollon lui-même, honneur des immortels ;
C’est Alcide vainqueur des monstres de Némée ;
C’est du vieillard troyen la mort envenimée[1] ;
C’est des Hébreux errants le chef, le défenseur[2] :
Dieu tout entier habite en ce marbre penseur.
Ciel ! n’entendez-vous pas de sa bouche profonde
Éclater cette voix créatrice du monde ?

Oh ! qu’ainsi parmi nous des esprits inventeurs
De Virgile et d’Homère atteignent les hauteurs,
Sachent dans la mémoire avoir comme eux un temple,
Et sans suivre leurs pas imiter leur exemple ;
Faire, en s’éloignant d’eux avec un soin jaloux,
Ce qu’eux-mêmes ils feraient s’ils vivaient parmi nous !
Que la nature seule, en ses vastes miracles,
Soit leur fable et leurs dieux, et ses lois leurs oracles ;

  1. Laocoon.
  2. Le Moïse de Michel-Ange.