Page:Chénier - Poésies choisies, ed. Derocquigny, 1907.djvu/68

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

L’art a rendu l’airain fluide et frémissant.
On croit le voir flotter. Ce nageur mugissant,
Ce taureau, c’est un dieu ; c’est Jupiter lui-même.
Dans ses traits déguisés, du monarque suprême
Tu reconnais encore et la foudre et les traits.
Sidon l’a vu descendre au bord de ses guérets,
Sous ce front emprunté couvrant ses artifices,
Brillant objet des vœux de toutes les génisses.

La vierge tyrienne, Europe, son amour,
Imprudente, le flatte ; il la flatte à son tour ;
Et, se fiant à lui, la belle désirée
Ose asseoir sur son flanc cette charge adorée.
Il s’est lancé dans l’onde ; et le divin nageur.
Le taureau, roi des dieux, l’humide ravisseur,
À déjà passé Chypre et ses rives fertiles ;
Il s’approche de Crète, et va voir les cent villes.



VIII

PASIPHAÉ

 
Tu gémis sur l’Ida, mourante, échevelée,
Ô reine ! ô de Minos épouse désolée !
Heureuse si jamais, dans ses riches travaux,
Cérès n’eût pour le joug élevé des troupeaux !…
Tu voles épier sous quelle yeuse obscure,
Tranquille, il ruminait son antique pâture,
Quel lit de fleurs reçut ses membres nonchalants,
Quelle onde a ranimé l’albâtre de ses flancs.
« Ô nymphes, entourez, fermez, nymphes de Crète,
De ces vallons, fermez, entourez la retraite,
Si peut-être vers lui des vestiges épars
Ne viendront point guider mes pas et mes regards. »
Insensée ! à travers ronces, forêts, montagnes,
Elle court. Ô fureur ! dans les vertes campagnes,
Une belle génisse à son superbe amant
Adressait devant elle un doux mugissement.
« La perfide mourra. Jupiter la demande. »
Elle-même à son front attache la guirlande,