Page:Chair molle.djvu/9

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elle pleure, mais ses douleurs ne sont pas plus profondes que ses joies ; ses sens sont endormis, puis s’éveillent, la brûlent, puis se calment ; elle aime, elle est lâchée, elle aime encore ; elle trompe, sans plaisir, pour rien ; se promettant de n’être plus à personne, elle se vend à tous. Et à travers cette inconsistance, ce manque de suite, ces sautes d’humeur et de caractère, pendant que son cœur reste vague et que son esprit vide fait tic-tac comme un coucou de trois francs cinquante, il arrive que, sans grands mots, sans grandes aventures, sans trémolos à l’orchestre, Lucie Thirache nous poigne étrangement. Elle nous intéresse, comme la vie, la vie prise sur le fait ; même elle nous instruit, et bien plus immédiatement que si l’auteur lui avait prêté « l’âme choisie » que sont censés avoir les duchesses, les critiques de la Revue des Deux Mondes, les normaliens.


Même, à la fin, l’empoigne de cette réalité est telle, qu’on en arrive à s’accommoder du dada anti-grammatical, qui a poussé le jeune écrivain à désosser un certain nombre de ses phrases. Ne disais-je pas qu’on se fait à tout ? À la longue, ces volontaires dislocations et appauvrissements, en harmonie avec le sujet, prennent du caractère. Allez-y, alors ! Ne vous refusez plus rien, les très jeunes ! Forcez la syntaxe, fouaillez la grammaire, faites éclater le dictionnaire. Soit ! si c’est là votre façon de rendre nerveusement la vie. — Et encore ? Non ! Lorsqu’on a le bonheur