Page:Chamfort - Pensées, Maximes, Anecdotes, Dialogues, éd. Stahl.djvu/16

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aucun des privilèges, aucun des mérites du silence. S’il a commis une faute, s’il a émis une erreur, s’il a fait une sottise, ou, ce qui pis est, s’il l’a dite, s’il l’a écrite, — et, étant homme, tout cela a dû lui arriver, — chacun connaît cette sottise, les échos la répètent, la publicité s’en empare, elle est imprimée, elle reste. Une sottise imprimée n’a jamais été perdue.

Cependant, le négociant, le rentier, plus heureux, peut pécher à son aise ; s’il a un défaut, s’il en a mille, s’il est un triple sot, le monde l’ignore, bénéfice énorme, dont naturellement il abuse ! Il peut être tout ce qu’il veut, même un homme d’esprit s’il est discret, et sait le cacher dans son monde. On le lui pardonnera comme une superfluité peu coûteuse. Aucun parti pris fâcheux ne le sépare de ses destinées ; et, le jour où, sa fortune étant faite, il sent que la politique le réclame, tous les préjugés sont pour lui. Il a, d’ailleurs, en sa faveur un capital acquis, que n’a pas d’ordinaire l’homme de lettres, qui ne peut avoir que l’indépendance de l’esprit. Il a la plus précieuse des indépendances, celle qui fait croire à toutes les autres, l’indépendance d’argent. Indépendance menteuse bien souvent! Le riche ne dépend-il pas de ses écus, si le pauvre dépend de sa pauvreté ? et qui pourrait dire quel est le plus esclave des deux ? et où sont les pires préjugés, de ceux de l’homme riche et de ceux de l’homme qui ne l’est pas ?

Dans l’ancienne société, dans celle où Chamfort est né, où il a vécu d’abord, et qu’il a vue et aidée à mourir en partie, la situation de l’homme de lettres était pire, reconnaissons-le, qu’elle ne l’est de nos jours ; et quand on pense que ce sont les lettres, à cette époque surtout dépendantes, la société d’alors n’ayant pas même admis que leur travail pût constituer une propriété, les lettres qui