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enfin, et m’approchant d’un jeune homme qui me semblait sans conséquence, et qu’on avait souvent laissé seul, je le priai à demi-voix de m’apprendre quel était ce complaisant d’une nouvelle espèce, vêtu d’un habit de taffetas gris. — « Qui ? me répondit-il, celui qui ressemble à un bout de fil échappé de l’aiguille d’un tailleur ? » — « Oui, celui qui se tient là seul à l’écart. » — « Je ne le connais pas. » Il me tourna le dos, et, sans doute pour éviter mes questions, il se mit à parler de choses indifférentes avec un autre.

Cependant le soleil avait dissipé les nuages, et l’ardeur de ses rayons commençait à incommoder les dames. La belle Fanny, se tournant négligemment vers l’homme en habit gris, auquel personne, que je sache, n’avait encore adressé la parole, lui demanda si, par hasard, il n’aurait pas aussi une tente sur lui. Il ne répondit que par le salut le plus profond, comme s’il eût été loin de s’attendre à l’honneur qu’on lui faisait. Et cependant il avait déjà la main dans sa poche, dont je vis sortir, à la file, pieux, cordes, clous, coutil, en un mot tout ce qui peut entrer dans la construction du pavillon le plus commode. Les jeunes gens s’empressèrent d’en faire usage, et une tente ombragea bientôt de sa gracieuse coupole tout le riche tapis précédemment étendu sur le gazon. — Personne, cependant, ne donnait la moindre marque d’étonnement.

Déjà j’étais frappé d’une secrète horreur, et je frissonnais involontairement ; que devins-je,