Page:Chamisso - L’homme qui a perdu son ombre, 1864.djvu/19

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
— 17 —

lorsqu’au premier désir exprimé dans la société, je vis l’homme gris tirer trois chevaux de sa poche : — Oui, trois beaux chevaux noirs, à tous crins, sellés et bridés, de cette même poche dont venaient déjà de sortir un portefeuille, une lunette d’approche, un tapis de vingt aunes de long sur dix de large, et une tente des mêmes dimensions. — Certes, mon ami, tu refuserais de le croire, si je ne t’affirmais avec serment l’avoir vu de mes propres yeux.

Quelle que fût, d’une part, l’humilité de l’homme en habit gris, et de l’autre, l’insouciance de la société à son égard, moi, je ne pouvais détourner les yeux de sa personne, et son aspect me faisait frémir. Il me devint impossible de le supporter plus long-temps. Je résolus de m’éloigner, ce qui, vu le rôle insignifiant que je jouais, devait m’être facile. Je voulais retourner à la ville, rendre le lendemain une nouvelle visite à M. John, et, si j’en avais l’occasion ou le courage, lui faire quelques questions au sujet de l’homme étrange en habit gris. Trop heureux si j’avais réussi à m’échapper !

Déjà je m’étais glissé hors du bosquet, et me trouvais au pied de la colline, sur une vaste pièce de gazon, lorsque la crainte d’être surpris hors des allées me fit regarder autour de moi. Quel fut mon effroi ! En me retournant, j’aperçus l’homme en habit gris, qui me suivait et venait à moi. Il m’ôta d’abord son chapeau, et s’inclina plus profondément que jamais personne n’avait fait devant moi. Il était clair qu’il