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Page:Chamisso - L’homme qui a perdu son ombre, 1864.djvu/33

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aucun reproche ; je ne sentais que trop dans tout ce qui s’était passé l’ascendant mystérieux de l’inconnu.

Un jour, pour tout essayer, j’envoyai Bendel avec une riche bague de diamants chez le peintre le plus renommé de la ville, en le faisant prier de passer chez moi. Il vint. J’éloignai tous mes gens ; je fermai soigneusement ma porte ; je fis asseoir l’artiste à mon côté, et après avoir loué ses talents, j’abordai la question, non sans un serrement de cœur inexprimable. J’avais cependant pris la précaution de lui faire promettre le plus religieux secret sur la proposition que j’allais lui faire.

— « Monsieur le professeur, lui dis-je, vous serait-il possible de peindre une ombre à un homme qui, par un enchaînement inouï de malheurs, aurait perdu la sienne ? » — « Vous parlez, Monsieur, de l’ombre portée ? » — « Oui, Monsieur, de l’ombre portée, de celle que l’on jette à ses pieds au soleil. » — « Mais, poursuivit-il, par quelle négligence, par quelle maladresse cet homme a-t-il donc pu perdre son ombre ? » — « Il importe peu, repartis-je, comment cela s’est fait ; cependant je vous dirai (et je sentis qu’il fallait mentir effrontément) que, voyageant l’hiver dernier en Russie, son ombre, par un froid extraordinaire, gela si fortement sur la terre, qu’il lui fut impossible de l’en arracher. Il fallut la laisser à la place où le malheur était arrivé. » — « L’ombre postiche que je pourrais lui peindre, répondit l’artiste, ne résisterait pas au plus léger mouvement ; il la perdrait