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Dieu !… Je n’ai plus… mon ombre. » — « Plus d’ombre ! s’écria-t-il avec terreur, plus d’ombre ! » Et ses yeux se remplirent de larmes. « Misérable que je suis, d’être condamné à servir un maître qui n’a point d’ombre. » — Il se tut, et mon visage retomba dans mes deux mains, dont je le couvris de nouveau.

— « Bendel, repris-je en hésitant, après un assez long silence, Bendel, maintenant tu connais mon secret, et tu peux le trahir. Va, dénonce-moi ; élève contre moi ton témoignage. — Je m’aperçus qu’un violent combat se passait en lui. Enfin je le vis se précipiter à mes pieds. Il saisit mes mains, les arrosa de ses pleurs, et s’écria : — « Non, quoi qu’en pense le monde, je ne puis ni ne veux abandonner mon maître parce qu’il a perdu son ombre. Si je n’agis pas selon la prudence, j’agirai du moins selon la probité. Je demeurerai près de vous ; je vous prêterai le secours de mon ombre ; je vous rendrai tous les services qui pourront dépendre de moi ; je pleurerai du moins avec vous. » À ces mots, je jetai mes bras autour de son cou, je le serrai contre mon cœur, étonné d’un si admirable dévoûment, car je voyais bien que ce n’était point le vil appât de l’or qui le portait à se sacrifier ainsi pour moi.

Depuis ce moment mon sort et ma manière de vivre changèrent. On ne saurait croire avec quel zèle, avec quelle adresse Bendel savait remédier à ma déplorable infirmité. Toujours et partout il était près de moi, devant moi, prévoyant tout, prenant les plus ingénieuses