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role. « Comment un valet peut-il, vis-à-vis de son maître ?… » Il m’interrompit : « Un valet peut être fort honnête homme, et ne pas vouloir servir un maître qui n’a pas d’ombre. Donnez-moi mon congé. » Il fallait changer de ton : « Mais, Rascal, mon cher Rascal, qui t’a pu donner cette malheureuse idée ? Comment peux-tu croire ?… » il continua comme il avait commencé : « Il y a des gens qui prétendent que vous n’avez point d’ombre, et, en un mot, vous me montrerez votre ombre, ou vous me donnerez mon congé. »

Bendel, pâle et tremblant, mais avec une présence d’esprit que je n’avais plus, me fit un signe, et j’eus recours à la puissance de mon or : il avait perdu sa vertu. Rascal jeta à mes pieds celui que je lui offris : « Je n’accepte rien d’un homme sans ombre. » Il me tourna le dos, enfonça son chapeau sur sa tête, et sortit lentement, en sifflant son air favori. Bendel et moi nous restâmes pétrifiés, et le regardâmes sortir, stupéfaits et immobiles.

Enfin, la mort dans le cœur, je me préparai à dégager ma parole et à paraître, dans le jardin de l’inspecteur, comme un criminel devant ses juges. Je descendis sous l’épais berceau de verdure, auquel on avait donné mon nom, et où l’on devait m’attendre. Ce jour-là, la mère vint à moi, le front serein et le cœur plein d’espérance. Mina était assise, belle et pâle comme la neige légère qui vient quelquefois, en automne, surprendre les dernières fleurs. L’inspecteur, une feuille de papier écrite à la main, se promenait à