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grands pas ; il semblait se contraindre avec effort ; la rougeur et la pâleur se succédaient sur son visage et sa physionomie, d’ailleurs peu mobile, trahissait l’agitation de son âme. Il vint à moi, et s’interrompant à diverses reprises, me témoigna le désir de m’entretenir en particulier. L’allée dans laquelle il m’invitait à le suivre conduisait à une plate-forme ouverte et éclairée par le soleil. Je me laissai tomber, sans lui répondre, sur un siège qui se trouvait là, et il se fit un long silence.

L’inspecteur, cependant, continuait à parcourir le bosquet à pas inégaux et précipités. S’arrêtant enfin devant moi, il regarda encore le papier qu’il tenait à la main ; puis, me fixant d’un regard perçant, il m’adressa cette question : « Serait-il vrai, Monsieur le comte, qu’un certain Pierre Schlémihl ne vous fût pas inconnu ? » Je gardai le silence, et il continua : « Un homme d’un caractère distingué, de vertus singulières ?… » Il attendait une réponse. « Eh bien ! lui dis-je, si c’était moi ? — Un homme, s’écria-t-il, qui a perdu son ombre ! »

« Ô mes funestes pressentiments ! s’écria Mina ; oui ! je le sais depuis long-temps, il n’a point d’ombre. » À ces mots elle se jeta dans les bras de sa mère, qui, pleine d’effroi, la serra contre son sein, lui reprochant d’avoir pu taire cet horrible mystère. Elle était, comme Aréthuse, changée en une fontaine de larmes, qui redoublaient au son de ma voix, accompagnées de sanglots convulsifs.

« Et vous avez eu l’impudence, reprit le fo-