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me révoltait, elle bouleversait tous mes sens ; je considérai les événements passés comme une destinée irrévocable, et ma misère comme consommée. Je repris la parole et lui dis :

« Monsieur, je vous ai vendu mon ombre pour cette bourse merveilleuse, et je m’en suis assez repenti ; voulez-vous revenir sur le marché, au nom de Dieu ! » Il secoua la tête, et une hideuse grimace donna à ses traits l’expression la plus sinistre. Je poursuivis : « Eh bien, je ne vous vendrai plus rien qui m’appartienne, même au prix de mon ombre, et je ne signerai pas. Vous concevrez donc, Monsieur, que le déguisement auquel vous m’invitez serait beaucoup plus divertissant pour vous que pour moi. Vous recevrez mes excuses, et les choses en étant là, séparons-nous.

— « Je suis vraiment fâché, Monsieur Schlémihl, que vous vous entêtiez sottement à refuser un marché que je vous proposais en ami ; mais je serai peut-être plus heureux une autre fois ; au revoir. — À propos, il faut que je vous montre encore que je ne laisse pas dépérir les choses que j’achète, mais que j’en prends soin, que je m’en fais honneur, et qu’elles ne sauraient être mieux qu’entre mes mains. »

À ces mots il tira mon ombre de sa poche, et la jetant à ses pieds du côté du soleil, en la déroulant avec dextérité, il se trouva avoir deux ombres à sa suite, car la mienne obéissait, comme la sienne, à tous ses mouvements.

Quand après un temps si long je revis enfin ma malheureuse ombre, et la retrouvai dans