Page:Chamisso - L’homme qui a perdu son ombre, 1864.djvu/62

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
— 60 —

cet odieux servage, alors que son absence venait de me jeter dans une telle détresse, je sentis mon cœur se briser, et des torrents de larmes amères s’échappèrent de mes yeux. Cependant, l’odieux homme gris, souriant avec orgueil à sa conquête, et la promenant devant mes yeux, osa me renouveler impudemment sa proposition :

« Il tient encore à vous, allons, un trait de plume, Monsieur, et vous sauverez cette pauvre Mina d’entre les griffes d’un vil scélérat, pour la presser avec amour sur votre sein. Allons, comte, un trait de plume ! » À ces mots mes larmes redoublèrent, mais je détournai mon visage, et lui fis signe de s’éloigner.

Bendel cependant, qui, plein d’inquiétude, avait suivi jusqu’ici mes traces, arriva en cet instant. Cet excellent serviteur, me trouvant en larmes, et voyant mon ombre, qu’il lui était impossible de méconnaître, au pouvoir de cet étrange individu, résolut sur-le-champ de me faire rendre mon bien, dût-il avoir recours à la violence. Il s’adressa d’abord au possesseur, et lui ordonna, sans plus de discours, de me restituer ce qui m’appartenait. Celui-ci, sans daigner lui répondre, tourna le dos et s’éloigna. Mais Bendel, le suivant de près, et levant sur lui le gourdin d’épine qu’il portait, lui réitéra l’ordre de remettre mon ombre en liberté, et, comme il n’en tenait compte, il finit par lui faire sentir la vigueur de son bras. L’homme en habit gris, comme s’il eût été accoutumé à un tel traitement, baissa la tête, courba le dos,