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vais que chaos dans mon esprit ; je n’avais plus la faculté de comparer ni de juger.

Le jour s’écoula. J’apaisai ma faim avec des fruits sauvages, ma soif dans un torrent de la montagne. La nuit arriva, je la passai au pied d’un arbre. La fraîcheur du matin me réveilla d’un sommeil pénible, épouvanté par les sons convulsifs qui s’échappaient de mon gosier, comme le râle de la mort. Bendel paraissait avoir perdu mes traces, et j’aimais à me le redire. Farouche comme le cerf des montagnes, je ne voulais plus retourner parmi les hommes, dont je fuyais l’aspect. Ainsi se passèrent trois jours d’angoisse.

J’étais au matin du quatrième, dans une plaine sablonneuse que le soleil inondait de ses rayons. Étendu sur quelques débris de roche, j’éprouvais un certain charme dans la sensation de la chaleur de l’astre du jour, car aujourd’hui je recherchais son aspect, dont je m’étais privé si long-temps. Je nourrissais mon cœur de son désespoir. Tout-à-coup, un bruit léger vint frapper mon oreille ; et, prêt à fuir, je jetai les yeux autour de moi. Je n’aperçus personne. Cependant, une ombre qui ressemblait assez à la mienne glissait devant moi sur le sable, et semblait, allant ainsi seule, avoir perdu celui à qui elle appartenait. Cette vue éveilla toute ma cupidité : « Ombre ! m’écriai-je, si tu cherches ton maître, je veux t’en servir. » Et je m’élançai vers elle pour m’en emparer, car je pensais que si je réussissais à marcher dans ses traces, de façon à ce qu’elle vînt juste à mes