Page:Chamisso - L’homme qui a perdu son ombre, 1864.djvu/82

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
— 80 —

aucun rempart ; et je n’étais pas seul ! Alors, pour la première fois, je jetai un coup d’œil sur mon compagnon de voyage ; je frémis de nouveau : ce rhéteur n’était autre que l’homme en habit gris.

Il sourit de ma consternation, et poursuivit ainsi son discours, sans me laisser le temps de prendre la parole : « Souffrez qu’une fois, comme c’est l’usage dans le monde, notre intérêt commun nous réunisse ; nous aurons toujours le temps de nous séparer. Je vous avertis que cette route qui traverse les montagnes est la seule que vous puissiez tenir. Vous n’oseriez descendre dans la plaine, et vous ne voudriez pas sans doute repasser les montagnes pour retourner au lieu d’où vous êtes venu ; ce chemin est aussi le mien. Je vous vois pâlir à l’approche du soleil ; je veux bien vous prêter votre ombre pour le temps que durera notre société, et, pour cette complaisance, vous me souffrirez près de vous ; aussi bien n’avez-vous plus votre Bendel ; vous serez content de mon service. Vous ne m’aimez pas, j’en suis fâché ; cela vous empêche-t-il de vous servir de moi ? Le diable n’est pas si noir qu’on le peint. Vous m’avez impatienté hier, cela est vrai ; mais je ne vous en tiens pas rancune aujourd’hui, et vous m’avouerez que je vous ai déjà abrégé le chemin jusqu’ici. Allons, faites encore une fois l’essai de votre ombre. »

Déjà le soleil paraissait à l’horizon, et je voyais du monde s’avancer vers nous sur la route. J’acceptai la proposition, quoique avec