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une extrême répugnance, et l’homme gris, en souriant, laissa glisser à terre mon ombre, qui alla aussitôt prendre sa place sur celle de mon cheval, et se mit à trotter gaiment à mon côté ; je ne saurais exprimer l’étrange émotion que je ressentis à cette vue.

Je passai devant une troupe de paysans, qui se rangèrent pour faire place à un homme riche, et ôtèrent respectueusement leurs chapeaux. Le cœur me battait avec force, et, du haut de mon cheval, je regardais de côté, et d’un œil de convoitise, cette ombre qui, autrefois, m’avait appartenu, et que maintenant je ne tenais qu’à titre de prêt d’un étranger, d’un être que j’abhorrais.

Mon compagnon, cependant, semblait être dans la plus parfaite sécurité ; il me suivait en s’amusant à siffler, lui à pied, moi bien monté. La tentation était trop forte : il me prit comme un vertige, je piquai des deux, courus ainsi à pleine carrière un certain espace de chemin ; mais je n’emmenais pas mon ombre avec moi, elle avait glissé sous celle de mon cheval, lorsque celui-ci avait pris le galop, et était retournée à son légitime propriétaire. Il me fallut honteusement tourner bride. L’homme en habit gris, lorsqu’il eut tranquillement achevé son air, se moqua de moi, rajusta mon image à la place qu’elle devait occuper, et m’apprit qu’elle ne me resterait attachée que lorsqu’elle serait redevenue ma propriété. « Je vous tiens, continua-t-il, par votre ombre, et vous ne m’échapperez pas : un homme riche comme vous a