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CHAPITRE IV

LES RUSSES

Les Russes du xixe siècle ont adapté à leur caractère et à leur goût national la formule du poème symphonique, sans d’ailleurs en conserver toujours le titre. Négligeant cet idéalisme qui en faisait chez Liszt le principe et le ressort, ils l’ont mis au service de la fantasmagorie populaire où voisinent légendes, féerie, sabbat, avec la richesse de leur coloris orchestral, tantôt cru et tantôt chatoyant, comme sont en Russie les bois peints ou les cotonnades bariolées de Nijni-Novgorod, le scintillement des émaux ou les paillettes des brocarts orientaux.

Balakirev a donné le modèle du genre dans Thamar, qui porte bien le titre de « poème symphonique » et une dédicace significative à Liszt. Il y chante, d’après Lermontov, les maléfices d’une Loreley slave. Du haut de sa tour, dominant un défilé du fleuve Terek, la reine Thamar, « belle comme un ange, méchante comme un démon », attire les chevaliers errants, qu’elle précipite ensuite dans les flots. Les séductions, d’abord caressantes, de la sirène agissent par un thème au rythme souple, balancé, aux ondulations mélodiques subtiles et raffinées, qui peu à peu s’anime, s’échauffe, prenant une puissance de tourbillon où s’enfle aussi le fleuve complice, prêt à engloutir le chevalier pris au piège, avant qu’alors ses flots ne s’apaisent et que le gouffre repu ne retrouve son sommeil immobile de secret linceul. Associant ainsi les sortilèges de la reine aux mouvements du fleuve, Thamar n’est pas seulement une page précieuse par l’expression de ses thèmes, l’éclat de ses timbres, le progrès de ses