Page:Chantavoine - Le Poème symphonique, 1950.djvu/76

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rythmes et de ses sonorités, avant le retour au silence funèbre : on y trouve bien les suggestions et l’unité d’un poème. Sadko et Shéhérazade de Rimsky-Korsakov lui devront beaucoup et la Péri de Paul Dukas quelque chose.

Avec Borodine, nous voyons comment un simple et immobile tableau devient lui aussi un poème vivant lorsqu’il implique, au-delà de ses images, soit une certaine conception de la nature, dont il chante un aspect, soit la vision d’un spectateur imaginaire, mais présent. C’est le cas de la fresque intitulée Dans les steppes de l’Asie centrale : l’immensité, n’y est en effet ni figurée ni mesurée — et pour cause —, mais ressentie, et elle ne peut l’être que par une âme humaine. Un détail presque matériel prend ici une importance et joue un rôle de symbole : je veux dire cette longue et persistante tenue des violons à l’aigu qui, au bout de la steppe, à perte de vue, trace la ligne ténue de l’horizon. Cette ligne, dans la nature, n’offre aucune réalité et se dérobe à qui voudrait l’atteindre. Elle n’est pas perçue mais imaginée par l’œil, ce compas de l’empire humain sur l’espace et les choses ; imaginée, c’est-à-dire créée et, en musique, cette création définit et fait le poème.

Les œuvres orchestrales de Rimsky-Korsakov qui relèvent de la musique à programme ne portent pas le titre de poème symphonique. Antar est une sorte de biographie ou d’épopée musicale, une « symphonie orientale » en quatre parties, dont chacune emprunte un épisode à la vie d’un chef légendaire : rencontre d’Antar et de la fée, les joies de la vengeance, les joies du pouvoir, les joies de l’amour. Dans chacun de ces morceaux revient un thème qui personnifie le héros. On pense au motif de la « bien-aimée », dans la Symphonie fantastique de Berlioz ou à la symphonie de Raff, Lénore. Mais l’unité, loi primordiale du « poème symphonique », fait ici défaut.

Cette unité de forme externe, la limitation à un seul morceau, se rencontre dans la délicieuse Shéhérazade. Mais c’est le sujet central qui y manque pour être un