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LA CRISE

un honnête fils de cultivateur. Cela promettait de graves déceptions, pour l’un ou l’autre des amoureux… Les habitants voient joliment clair dans toutes ces intrigues. On dirait que leur regard malin traverse les murs et pénètre dans les retraites les plus cachées… Jugez par là, ô Jean, si ma joie était grande de saisir au vol ces renseignements, moi qui ne pensais qu’à vous !…


IV


Jean Bélanger ne pouvait plus croire qu’il fût en vacances ; en quelques semaines, sa vie tournait au roman ; mais ce n’était pas un roman pris dans les livres, bien que les moindres incidents fussent enchaînés de la plus mystérieuse façon. De quel côté allait-il donc orienter son cœur ? Après avoir rencontré la vertu toute simple, il entrevoyait maintenant la vertu recouvrée, et tellement ferme qu’elle ne serait pas sans lendemain ; par surcroît c’était la beauté, la fortune, des perspectives enivrantes !… Il était bien vengé des façons dédaigneuses d’Alice !

Néanmoins, Exilda n’avait pas encore dit toute sa pensée. Que signifiait cet accès de dévotion, après une existence orageuse ? Ne voulait-elle pas se donner pleinement à Dieu, après s’être donnée follement au monde ? Était-elle un instrument insoupçonné des vues providentielles du Très-Haut sur le rhétoricien indécis ?… Et puis, la jeune fille parlait-elle en son nom ou avec l’assentiment des siens ? Malgré de brillantes études, Jean était-il destiné à brûler l’étape des conditions sociales ? De pareilles ascensions se rencontrent dans la libre Amérique, y compris le Canada : l’amour y est plus puissant que la fortune et rapproche les êtres les plus distants par leur naissance.

Ayant fait intérieurement toutes ces réflexions, le jeune homme, mûri par des expériences si vertigineuses, ne savait comment reprendre cet entretien. Il n’osait même lever les yeux vers cette exquise jeune fille qui le dominait maintenant, de toute l’autorité d’une confession qui montrait son passé absous, de toute la lucidité d’un regard qui avait percé à jour les tribulations morales du candide collégien, au sortir de sa rhétorique.

— Jean, dit enfin Exilda, ma confiance en vous appelle la réciprocité. Quelles sont les véritables dispositions de votre cœur ?

— Mon cœur porte encore les traces d’une blessure récente, vous n’avez pas eu de peine à le deviner, puisque vous avez des yeux de lynx pour percer les mystères de la conscience.

— Je ne fais que soupçonner votre cas ; en m’ouvrant votre âme à votre tour, vous me mettrez sur la voie des révélations définitives en ce qui me concerne.

Jean Bélanger n’éprouva aucune peine à narrer les détails des meurtrissures qui le torturaient encore. La personnalité d’Alice se dressait, bien vivante, entre lui et la créature vraiment supérieure qui était là, dans ce discret boudoir. Ce petit salon intime n’avait rien de compromettant : à travers les rideaux largement entrebâillés, on apercevait les silhouettes silencieuses des domestiques qui, à pas feutrés, circulaient en tous sens ; valets et servantes étaient accoutumés à voir Exilda en pareils tête-à-tête ; ils n’étaient pas pour s’en formaliser, car ils connaissaient ses sentiments à l’égard des jeunes messieurs qui lui avaient fait précédemment la cour ; depuis le maître d’hôtel jusqu’au plus humble laquais, tout ce monde avait pour elle de l’estime, de l’affection. N’était-elle pas la meilleure de toute la famille, en dépit de ses espiègleries des dernières années ? L’entrevue pouvait donc se prolonger sans inconvénient.

Exilda ne perdit pas un mot de ce long exposé que lui fit Jean sur sa dernière année de collège, sur ses rêves fleuris, sur les débuts de ses jeunes amours suivis de déception, et aussi sur la situation de sa famille ; il insista sur son intimité si douce avec sa sœur Thérèse, et sur sa vocation qui lui paraissait de plus en plus hypothétique.

— Pour arriver au sanctuaire, dit-il en dernier lieu, faut-il passer par des sentiers aussi profanes que ceux dont j’ai parcouru les étapes en si peu de temps ?… Je suis maintenant devant vous comme si vous deviez régler mon sort. Soyez mon inspiratrice, Exilda ; il me semble que tout mon avenir est entre vos mains.

— Mon ami, vous êtes étonnamment jeune : de vous à moi, les rôles sont renversés. J’ai besoin d’un guide, et voilà que je suis appelée à donner des conseils. Il est vrai que j’ai beaucoup vécu en peu d’années. Vous vous êtes instruit dans les livres classiques, Jean, tandis que j’ai fait mon apprentissage de la vie par les mille contacts que m’a imposés une existence mondaine. J’ai beaucoup lu, j’ai vu plus encore par moi-même, et c’est ainsi que je me suis approvisionnée d’expérience… Non, vraiment, le monde n’est point beau.