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LA CRISE

Quand vous le connaîtrez comme moi, vous partagerez mon désenchantement. J’ai voulu aimer, avec un cœur sincère, et je n’ai pu y parvenir. Vous êtes le premier jeune homme que je rencontre, conforme à mes plus profondes aspirations, mais vous n’êtes point libre…

— Ma liberté ne dépend que de moi.

— Détrompez-vous, Jean ; vous êtes retenu par un double lien, beaucoup plus puissant que vous ne pourriez croire. D’abord, Dieu ne vous tient pas quitte de son premier appel. Ce n’est pas impunément qu’on résiste à ses avances. Mais, à supposer que vos attraits pour le sanctuaire n’aient été qu’une illusion de vos jeunes années, vous êtes loin d’avoir complètement rompu avec votre charmante voisine de Repentigny ; son image est gravée en traits de feu dans votre âme.

— Je vous ai tout dit, Exilda ; pourquoi révoquer en doute de solennelles déclarations ?

— Vous êtes sincère, mon ami ; mais vous êtes encore sous l’influence d’une jalousie qui vous aveugle. Un premier amour ne se guérit pas ainsi par un autre.

— Exilda, vous éclipsez cette petite fille, de toute la perfection que je découvre en vous dans cet entretien.

— Ne parlez pas ainsi, Jean ; j’aurai beaucoup à faire pour mériter de semblables éloges.

— Mais, si je vous donne toutes les preuves désirables de ma constance, consentirez-vous à ne pas me repousser, malgré toute la distance qui nous sépare socialement ?

— Cette distance n’existe pas pour moi ; ma famille continuera à satisfaire mes moindres désirs, elle me l’a promis en mille circonstances.

— Exilda, quel beau rêve !

— Allez, mon Jean, mon bienfaiteur ! Nous sommes trois à chercher notre route : vous allez sérieusement étudier les desseins du Ciel sur vous ; votre petite amie de là-bas devra se déclarer entre vous et son prétendant, si vous ne devez pas entrer dans la cléricature ; et moi, pauvre solitaire dans le tourbillon de la fortune et des plaisirs, j’observerai vos moindres fluctuations, avec un intérêt qui ne se démentira pas. Retenez bien ceci, mon ami unique, et que ces derniers mots vous consolent en vous séparant aujourd’hui de moi : je vous jure de ne jamais m’attacher à d’autres qu’à vous… Quoi qu’il advienne, j’aurai eu le bonheur d’aimer, au moins quelques heures, quelques mois peut-être, et ce délicieux souvenir suffira à me rendre heureuse… Merci, Jean, merci encore, et prions beaucoup pour trouver la grande lumière… J’entends ma famille qui est de retour, après ses courses en ville, et l’automobile va nous ramener à Repentigny. Votre petite Exilda ne sera pas jalouse de votre sort, quel qu’il soit dans l’avenir… Elle est vôtre à tout jamais !…


V


Pour interpréter comme il convient cette déconcertante aventure, il ne faut pas perdre de vue l’extrême précocité des jeunes Canadiennes, non plus que les résultats de leur éducation religieuse. Exilda avait été élevée dans une école anglaise, il est vrai, mais elle n’avait jamais oublié les sages leçons d’une maîtresse vénérée. Son cœur était resté bon, jusque dans ses égarements qui l’avaient simplement étourdie. Nature ardente, avec des tendances idéalistes très prononcées, elle venait de rencontrer une âme à sa mesure ; il lui suffisait, disait-elle, d’avoir aimé, au moins une fois, quelles que fussent les suites de cet amour. Ces dispositions, encore qu’elles ne soient pas courantes, se rencontrent sûrement dans l’évolution sentimentale de certaines jeunes filles, lesquelles ont effleuré les grandes tendresses et sont capables de s’en tenir là ; un simple souvenir, pieusement entretenu, peut embaumer toute une vie ; l’objet entrevu se pare d’une poésie infiniment supérieure au prosaïsme des réalités. Nul, du reste, ne pouvait prévoir les décisions du collégien, après cette enivrante conquête.

Revenu à Repentigny, Jean Bélanger sentit le besoin de secouer le farniente où il s’était engourdi depuis le début de ses vacances. On le vit se joindre à son père et à son frère Hector pour prendre part aux travaux des champs. Il respirait à pleins poumons l’air vivifiant de la campagne, et cette cure, meilleure encore que celle de l’hydrothérapie, lui rendit bientôt son équilibre. Le soupirant langoureux retrouva vite son habituelle gaîté ; sa famille était toute à la joie de le voir lutter d’énergie avec son frère ; celui-ci n’osait plus le plaisanter sur ses mains de bureaucrate, car le rhétoricien ne reniait nullement ses origines paysannes ; il fournissait la preuve que ses études classiques ne lui avaient pas enlevé le goût des choses de la terre. Son cerveau reposé pouvait maintenant affronter le vaste problème de sa carrière de demain.