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LA CRISE

— Bonjour, Mademoiselle, bonjour grand jeune homme ! Habitez-vous le village, pour venir ainsi à l’église de si bon matin ?

— Non, Monsieur l’abbé, répondit Jean ; notre maison est parmi les plus éloignées, sur les bords de la rivière, de l’autre côté du bois.

— Vous êtes vaillants ! Mais je suppose que vous êtes des paroissiens d’occasion et que vous n’habitez pas Repentigny toute l’année.

— Pardon, Monsieur l’abbé ; nous sommes enfants de cultivateurs : ma sœur que voici s’occupe à la ferme ; quant à moi, je suis en vacances, ayant terminé ma rhétorique au Collège de l’Assomption.

— Je ne m’étais pas trompé ! Votre bon Curé m’a parlé de vous, hier au soir. Puisqu’il en est ainsi, j’ai le devoir de me faire connaître à mon tour : je suis le Père Francœur, de la Compagnie de Jésus, en résidence à la Villa St-Martin où ont lieu les retraites annuelles d’étudiants.

— J’ai entendu parler de cette maison, mon Père, reprit Thérèse ; elle se trouve à Laval-des-Rapides, et beaucoup de fervents chrétiens s’y rendent chaque année.

— Oui, Mademoiselle, des chrétiens de toutes classes ; quand ils ne sont pas fervents, ils le deviennent. Je suis spécialement chargé des plus jeunes, car, voyez-vous, j’adore la jeunesse et elle me le rend bien !

Le Père était loin d’être aussi renfermé en lui-même qu’il l’avait paru en célébrant les Saints Mystères : son air si jeune, son allure dégagée et presque martiale, son regard franc comme son nom, toute sa personne enfin devait vite gagner la sympathie des jeunes gens qui allaient passer quelques jours à Laval-des-Rapides. Il était d’un zèle dévorant et ne demandait qu’à faire de nouvelles recrues pour ses retraites. Il avait pressenti que le rhétoricien pourrait venir se joindre à tant d’autres du même âge. Aussi bien, il n’hésita pas à aborder cette question.

— Je serais indiscret, dit-il à Jean, de vous demander où vous conduira votre rhétorique qu’on dit avoir été brillante. Mais, quelque suite que vous prétendiez donner à vos solides études, il n’est pas mauvais d’y réfléchir devant Dieu et de recourir à l’expérience de ses ministres. Plusieurs Pères de la Villa St-Martin s’entendent merveilleusement à démêler les problèmes de ce genre. Si vous y consentez, vous viendrez recevoir leurs avis au début du mois prochain ; je serai là pour vous introduire ; vous ne serez pas seul : j’ai déjà sur mes listes vingt jeunes gens comme vous qui se sont inscrits pour prendre part à ces exercices ; ils sont convoqués pour le 4 août. Voulez-vous venir faire connaissance avec notre maison ?…

— Mon Père, répondit Jean, si j’accepte votre invitation, je ne voudrai pas me confier à d’autres qu’à vous. En descendant du Saint Autel, vous semblez lire dans mon âme où se sont livrées des luttes ardues. Ma sœur, ici présente, connaît un peu ma vie ; je puis avouer devant elle que je ne me suis guère laissé diriger, surtout depuis quelque temps. Elle a été mon premier guide ; mais, quand on a dix-sept ans, on ressent quelque gêne pour dévoiler sa personnalité morale, même à une sœur tendrement aimée. Nous avons beaucoup prié tous les deux, d’un accord tacite, pour orienter ma vie… Seriez-vous venu dans nos parages, mon Père, poussé par l’attrait d’une âme à éclairer ?…

— Le hasard, ou plutôt la Providence m’a conduit dans cette campagne. Je cherche à recruter de jeunes Canadiens prêts à se dépenser pour la cause de Dieu, dans le monde ou dans le sacerdoce. J’ai entrepris une tournée dans la partie nord des régions de Montréal. À ce que je vois, mon arrêt à Repentigny ne sera pas sans résultat.

— Je ne sais pourquoi je me range si facilement sous votre drapeau, moi qui suis passablement sauvage. On m’a toujours dit, au Collège, que j’étais trop renfermé. Vous aurez quelque peine à me connaître… Mais j’y mettrai tout mon bon vouloir.

— Vous connaître ne me sera pas difficile : vous me semblez parvenu au moment où l’on éprouve un ardent désir de se révéler… N’ai-je pas raison, Mademoiselle ? ajouta le Père en s’adressant à Thérèse.

— Vous arrivez à l’heure propice, mon Père, répondit la jeune fille. Puisque mon frère s’ouvre ainsi à vous, je puis bien vous dire qu’il m’enlève un gros poids qui m’accablait : nous étions devenus distants l’un de l’autre, peu à peu, sans le vouloir. Les grands garçons échappent à leur mère, à leurs sœurs, et cet éloignement cause des peines secrètes dont on ne parle à personne. Il est dur de ne plus pouvoir s’entretenir à cœur ouvert, après tant de confidences !

Thérèse, en quelques mots, venait de révéler de cruels chagrins.

— Nous rétablirons cette douce intimité, répliqua le Père. À cette fin, mon jeune Monsieur, dit-il à Jean, vous consentez à figurer dans mes répertoires ?