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LA CRISE

Le collégien, encore honteux des doux reproches de sa sœur, donna son nom et son adresse, promettant de se trouver, le 4 août, à la Villa St-Martin. Mais, avant d’y parvenir, il devait encore passer par de longs détours.


TROISIÈME PARTIE

I


La rencontre du Père Francœur avait été pour Jean Bélanger un coup de surprise. Quand il fut seul, mesurant la portée de la promesse qu’il avait faite, il ressentit une sorte de frayeur. Il redoutait maintenant de découvrir en lui cette vocation qui lui paraissait de plus en plus austère. Se revêtir d’un habit de deuil, après les fascinantes perspectives qu’il avait entrevues, comment pourrait-il s’y résoudre ? Une fois de plus, il en venait à la pensée d’être simplement un honnête chrétien. Il avait beau relire, dans ses livres de piété, ces consolantes paroles : « Apprenez que mon joug est doux, que mon fardeau n’a rien d’accablant. » Il se rebellait contre l’emprise divine qui le circonvenait de toutes parts. Comment renoncer aux chères affections qui le tourmentaient délicieusement ? Une voix perfide s’élevait au-dedans de lui-même : « C’est folie de faire violence aux tendresses du cœur. Ceux qui se consacrent à Dieu pour s’emprisonner dans le sanctuaire sont des tempéraments insensibles, prêts à fouler aux pieds tout ce qui fait le bonheur de la vie. » L’amour humain l’avait fait souffrir, sans doute, mais, ces plaies cuisantes, il les chérissait, il les entretenait comme d’adorables blessures.

Il ignorait encore les résultats de l’entrevue d’Exilda avec Alice. Tout comme il était en suspens entre la cléricature et le monde, de même il risquait de prolonger ses irrésolutions sur la préférence qu’il devait donner à l’une ou à l’autre de ces jeunes filles. La dernière apparue était toujours la plus charmante. Ce dilettantisme était vraiment dans le caractère de Jean, tel qu’on a pu le voir. Mais les événements marchaient plus vite que lui et allaient le mettre en demeure de prendre une attitude plus ferme : le point mort des forces en présence était franchi, depuis qu’Alice s’était nettement prononcée, acceptant avec joie d’occuper la place que lui offrait si généreusement son amie ; la crise d’aboulie que traversait l’adolescent touchait à sa fin. Il s’en rendit compte dès qu’il put se rendre, sans être accompagné, à la Ferme des Ormeaux.

La convalescente ne gardait plus le lit. Lorsque Jean se présenta, elle était assise dans un large fauteuil, entre des cousins moelleux ; sa physionomie, de plus en plus reposée, commençait à reprendre des couleurs ; son regard était devenu plus vif durant l’épreuve : le charme enfantin faisait place à une beauté plus captivante ; Alice était déjà une vraie jeune fille. Dans son long peignoir rose, elle ressemblait à une jeune reine attendant d’humbles hommages du haut de son trône. Le visiteur fut frappé de cette subite transformation. La fleur, se relevant sur sa tige après l’orage, brillait d’un nouvel éclat. Jean se trouvait aux prises plus que jamais, avec l’éternel féminin, d’autant plus irrésistible qu’il s’auréolait de souffrance et de vertu, en la personne d’Alice.

— Te voilà déjà sur pied, petite amie.

— J’étais fatiguée de rester au lit. Ces semaines d’immobilité ont été si longues !…Mais toutes ces souffrances n’auront pas été inutiles, Jean, puisqu’elles t’auront prouvé mon affection. J’aurais tort de me plaindre, maintenant que tu es bien à moi…

— Ainsi donc, Alice, tu crois que nous sommes faits l’un pour l’autre ?

— Tout me le fait prévoir, Jean, à moins que…

— Que veux-tu dire ?

Alice n’osait préciser le seul point qui restait à éclaircir, celui de l’appel divin qui se faisait encore entendre dans le cœur de son ami. Celui-ci put croire qu’il s’agissait d’Exilda.

— Je complète ta phrase, dit-il après un instant. Tu prévois que je te rendrai heureuse, à moins que… la ravissante demoiselle de Westmount ne vienne se mettre entre nous deux !

— Non, mon Jean, je ne redoute plus rien de ce côté.

— Comment peux-tu le savoir ?

— Je le tiens de sa propre bouche, depuis la visite qu’elle a bien voulu me faire. Tu serais en droit de la préférer : elle est si bonne, si brillante, si riche !… J’aurais parfaitement compris les raisons que tu pouvais avoir d’unir ta destinée à la sienne. Mais son désintéressement dépasse tout ce que j’étais capable d’imaginer.

Le jeune homme avait tressailli en entendant ces derniers mots, et son émotion n’avait pas échappé à l’œil scrutateur qui le fixait. Alice avait maintenant l’expérience de