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AU LECTEUR.

plupart des jeunes gens, sollicités, au début de leur carrière, par mille préoccupations diverses, négligent une étude dont les premiers éléments leur ont manqué. Quelques-uns, qui auraient le loisir de s’y livrer, en sont éloignés par la défiance d’eux-mêmes, faute d’un commencement d’initiation. La seule logique des choses doit faire disparaître cette lacune de l’enseignement public. Il faut, en effet, ou proscrire l’antiquité tout entière, ou laisser tomber le voile qui couvre les plus belles œuvres de son génie, qui sont aussi les plus morales et les plus nobles. Une telle réforme serait plus profitable à la France que bien des conquêtes et bien des batailles. Nous ne serons pas à la tête des nations tant que nous n’aurons pas annexé aux domaines de notre intelligence cette belle province où fleurissent les jardins de l’idéal.

Qu’il nous soit permis de raconter ici à quelle occasion nous est venue l’idée du présent livre. Nous trouvant un jour à dîner avec de hauts magistrats, dans une des grandes villes de France, la conversation tomba sur les arts. Tous les convives en parlèrent, et non sans esprit, mais très diversement, chacun pensant avoir le droit de se retrancher dans son sentiment personnel, en vertu de l’adage : On ne peut disputer des goûts. En vain nous nous élevâmes contre ce faux principe, en disant que, même à table, il n’était pas admissible, et qu’un magistrat célèbre, le classique par excellence de la gastronomie, Brillât-Savarin, se fût révolté contre un pareil blasphème. L’autorité d’un si grand nom ne fut pas respectée, et l’on se sépara gaiement, après avoir débité avec grâce des erreurs à faire frémir. Cependant, parmi les hommes éminents de la compagnie, il s’en trouva qui, un peu confus de ne pas avoir les notions les plus élémentaires de l’art, demandèrent s’il existait un livre où ces notions fussent présentées sous une forme simple, claire et assez brève pour ménager le temps du lecteur. Nous répondîmes que ce livre n’existait point, et qu’au sortir du collège nous eussions été heureux nous même de le rencontrer ; que beaucoup d’ouvrages avaient été composés sur le beau, qu’on avait écrit des traités sans nombre sur l’architecture comme sur la peinture, et plusieurs volumes sur la statuaire, mais qu’il restait encore à concevoir un travail d’ensemble, un résumé lucide de toutes les idées que le monde a remuées ou que la méditation peut faire naître, touchant les arts du dessin.

Ainsi nous fut suggérée le pensée de ce livre. Embrassée d’abord avec enthousiasme, puis abandonnée par frayeur, et reprise, enfin, dans un nouvel élan de courage, cette pensée a longtemps germé dans notre esprit. Les difficultés qu’elle soulevait étaient effrayantes, en effet, car non seulement il fallait se rendre un compte sévère de ses impressions et de ses sentiments, mais il fallait encore s’exprimer sur des matières si rebelles à toute analyse, dans cette langue française dont la clarté est inexorable. Passe encore de manier l’esthétique sous le voile officieux