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Page:Charles Blanc-Grammaire des arts du dessin, (1889).djvu/186

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GRAMMAIRE DES ARTS DU DESSIN.

perpétuel contraste avec le dorique, depuis le sol jusqu’au faîte. Il a une base, mais une base ronde qui figure la compression de matières élastiques. La colonne est svelte, et ses cannelures évidées en demi-cercle y creusent des ombres qui la font paraître plus svelte encore ; les arêtes, au lieu d’être aiguës et rudes comme celles de Pæstum, sont adoucies par une côte. Les entre-colonnements, plus ouverts, ont perdu l’âpreté du vieux dorique. L’échine du chapiteau est taillée en oves, dégagée par un gorgerin et recouverte d’un coussinet roulé qui semble fait pour préparer au tailloir un lit plus doux. L’architrave est rendue plus légère par ses divisions, et la pesanteur en est encore dissimulée par des ornements délicats. Tout l’entablement est réduit dans son épaisseur, et l’ordre entier est une heureuse combinaison de formes qui expriment la délicatesse et l’intimité, la légèreté et la grâce.

Tel est le véritable ordre ionique. Ainsi l’ont compris les Grecs d’Athènes, supérieurs aux Grecs de l’Asie Mineure ; ainsi l’ont pratiqué, avec des variantes voulues par les convenances, Mnésiclès dans l’intérieur des Propylées, et les architectes inconnus du temple de la Victoire Aptère, du temple ionique sur l’Ilissus, et de l’Érechthéion. Mais que d’altérations lui ont fait subir les Asiatiques d’abord et ensuite les Romains et les modernes ! Quelle distance de Mnésiclès à Vitruve, et du temple d’Érechthée aux préceptes de Vignole ! Par quelle fatalité les architectes de la Renaissance ont-ils hérité de l’ordre ionique tel que l’avait dénaturé la décadence, au lieu de l’étudier dans les exemplaires originaux, dans ceux où se trouve l’empreinte de ce génie grec dont on croit depuis si longtemps posséder et enseigner la tradition ?

Premièrement, les Grecs d’Asie avaient donné à l’ordre ionique des proportions colossales : dans le fameux temple d’Éphèse, dont les colonnes avaient dix-neuf mètres d’élévation, dans le temple de Cybèle à Sardes, qui était plus grand que le Parthénon, et dans l’Heræum de Samos (c’est-à-dire dans le temple de Junon, Hera), bâti sous le tyran Polycrate, au vie siècle avant notre ère. Les Athéniens ne commirent pas une semblable faute. Ils se gardèrent d’appliquer l’ordre ionique à ces vastes édifices qui doivent porter le caractère d’une force imposante, d’une solidité monumentale et éternelle. C’eût été transposer dans un ordre délicat les qualités d’un ordre robuste et sévère ; c’eût été agir comme le sculpteur qui aurait donné de la sveltesse à une statue d’Hercule. Ce furent aussi les Grecs de l’Ionie qui les premiers imaginèrent d’altérer la base ionique en y ajoutant une plinthe carrée, addition barbare que les Romains ne manquèrent pas d’imiter, et qui est aujourd’hui si malheureusement consacrée par l’exemple de Vignole, renouvelé de Vitruve, et par la routine. Sur celle plinthe, dont les angles offensent les regards et blessent les pieds de la foule, les architectes du temple d’Apollon Didyméen, à Milet, Péonius et