Page:Charles Blanc-Grammaire des arts du dessin, (1889).djvu/24

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
14
GRAMMAIRE DES ARTS DU DESSIN.

Si l’art tient un rang aussi élevé dans l’esprit des hommes et dans l’opinion des premiers peuples de la terre, cela seul nous avertit que sa mission est grande. C’est à nous maintenant de la définir.

L’art est-il un pur délassement de l’esprit, une manière d’orner la vie ? Son but. Dieu merci ! est plus sérieux et plus noble. L’artiste est chargé de rappeler parmi nous l’idéal, c’est-à-dire de nous révéler la beauté primitive des choses ; d’en découvrir le caractère impérissable, la pure essence. Les idées que la nature manifeste sous une forme embrouillée et obscure, l’art les définit et les illumine. Les beautés de la nature sont soumises à l’action du temps et à la loi universelle de destruction : l’art les en délivre ; il les enlève au temps et à la mort. Voyez la Niobé antique : elle est toujours jeune, même auprès de sa plus jeune fille. Une femme belle passe sa vie à devenir belle ou à cesser peu à peu de l’être ; elle n’a, pour bien dire, qu’un instant de vraie beauté, de pleine existence ; mais, en ce moment suprême, sa beauté est absolue, elle manifeste le divin mystère, elle rend visible à nos regards l’invisible beauté. Vienne l’artiste : il arrêtera le soleil, il suspendra le cours des années humaines, et il écartera de cette beauté ce qui n’est pas essentiel, le temps, pour la faire paraître dans l’éternité de sa vie.

L’œuvre d’art est donc une création, puisqu’en pénétrant l’esprit des choses à travers les apparences, l’artiste produit des êtres conformes à l’idée créatrice, à l’idée vivante qui réside en eux. Mais si l’artiste crée, il doit être libre, il doit suivre l’élan de sa propre inspiration. Comment sa main obéirait-elle sans froideur à l’esprit d’un autre ? Comment remplacer l’harmonie si intime que Dieu a mise entre l’âme et le corps, c’est-à-dire la chaleur même de la vie ? L’art est donc libre ; il est absolu ; il ne relève que de lui-même. Donc il ne saurait être confondu avec l’agréable, car il perdrait alors sa liberté et ne serait plus qu’un aimable esclave. Sans doute l’art nous plaît ; il est la grâce et l’enchantement de la vie ; mais son but n’est pas de nous plaire. Autrement, quelle déchéance ! quel abaissement ! Soumise à toutes les variations du jour et de l’heure, la beauté — cette beauté qui contient l’idée immortelle, qui révèle le divin — deviendrait le pur jouet de nos sensations mobiles. Celui qui l’aurait admirée aujourd’hui la répudierait demain, et, chacun de nous pouvant la juger suivant son impression personnelle, on la verrait plus changeante que la fantaisie et moins durable que la mode. Un seul homme aurait le droit de proclamer beau ce que le genre humain tout entier trouverait laid. Ainsi paraîtrait légitime ce vieil adage, si faux quand on l’applique aux arts du dessin : On ne petit disputer des goûts. Erreur funeste qui consacre l’anarchie dans le domaine de l’esprit ! Le génie cesse-t-il d’être libre parce qu’il obéit à ses propres lois ? Et qu’est-ce donc que le génie, si ce n’est l’intuition rapide des lois supérieures ? Ces lois, il est permis à la philosophie de les connaître ; c’est