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DE LA NATURE ET DE L’ART.

son droit ; il lui appartient de juger si la forme est convenable à l’idée ; or, quelle que soit la variété inépuisable des formes, il en est toujours une qui est plus parfaite, et c’est la raison qui en décide, avec l’aide du sentiment.

Non, le beau n’est pas seulement ce qui plaît. Que de choses sont agréables sans être belles ! comme le fait observer Socrate à Hippias. Les plaisirs de la table, par exemple, peuvent-ils être appelés beaux ? Des nations entières trouvent agréables le café et le thé : quelqu’un dira-t-il que ce sont là de belles substances ?

Il ne faut donc pas confondre le beau avec l’agréable ; encore moins faut-il le confondre avec l’utile, qui est souvent son plus grand ennemi. Celui qui, dans un vase grec, ne verrait qu’un pot à eau, et dans une coupe de Cellini qu’une salière, celui-là les aurait bientôt détruits par l’usage. Utiliser, en effet, c’est approprier les choses à son désir, les convertir dans sa substance, les sacrifier. Le jour où les pontifes romains envisagèrent comme utiles les monuments antiques, ils en firent des ruines ; mais, chose admirable ! ces ruines devinrent plus belles encore que le monument lui-même. Ainsi le voyageur qui se promène la nuit dans le Forum éprouve un de ces ravissements dont l’âme conserve toujours l’ineffable impression. L’aspect de ces débris le plonge dans une rêverie délicieuse, solennelle, et pour lui l’arc de Titus, le Colisée, n’ont jamais été plus beaux que depuis qu’ils sont inutiles.

L’utile est le domaine de l’industriel ; le beau est l’apanage de l’artiste ; on admire les créations de l’art, on consomme les produits de l’industrie. Dès que la beauté n’est pas la première dualité d’un objet, cet objet n’est point une œuvre d’art. Un meuble utile peut avoir une certaine beauté, mais il n’est pas beau en lui-même et par essence ; il n’est qu’embelli. Quand l’utile et le beau sont réunis dans une même chose, il arrive souvent que la beauté semble en interdire l’usage, et, si elle l’emporte, l’objet devient alors inutile.

L’utilité est donc étrangère à la destination de l’art ; pour conserver sa dignité, sa grandeur, il doit avoir son but en lui-même. Si on en fait un missionnaire de la religion, un officier de morale, comme dit Mirabeau, ou un moyen de gouvernement, quelque brillant que soit son esclavage, il n’en sera pas moins esclave. Même au service des plus nobles causes, il ne peut devenir un instrument sans s’abaisser ou s’amoindrir, car l’inspiration libre est le plus illustre privilège de l’artiste. La liberté est la plus haute destination de l’esprit.

Il se peut sans doute que d’une belle œuvre d’art il ressorte une idée morale ; mais la morale dépend du spectateur qui la dégage ; c’est lui qui la trouve et qui la prouve. Lorsque la peinture était encore en son enfance, on représentait dans les tableaux des inscriptions morales écrites sur des cartels ou tracées sur des banderoles qui sortaient de la bouche