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GRAMMAIRE DES ARTS DU DESSIN.

des personnages. Ces naïvetés gothiques font voir jusqu’où allait l’asservissement du peintre, et jusqu’où il pourrait aller, si l’art acceptait pour mission de prêcher la vertu par le dessin et la couleur. Oubliant peu à peu sa véritable fin, qui est de manifester le beau, il retomberait bientôt en enfance ; le fond emporterait la forme ; la moi-ale absorberait la beauté : il n’y aurait plus d’art.

Maintenant, si nous rapprochons ce que nous avons distingué, nous verrons que, par un enchaînement merveilleux, l’art produit de lui-même ce qui n’est pas son but, c’est-à-dire qu’il est religieux et moral, utile et charmant.

Il est religieux, parce que le beau est un relief de Dieu même. Toute vérité enveloppée par une forme sensible et belle nous montre et nous voile l’infini ; elle couvre et découvre tout ensemble l’éternelle beauté. Il est moral, parce qu’il élève l’âme et la purifie : il est la splendeur du vrai, suivant une belle pensée platonicienne, modifiée par saint Augustin : splendor boni. Quand je suis en présence d’un chef-d’œuvre, j’éprouve le besoin de mettre mon âme à l’unisson. Si j’avais le sentiment de mon indignité, l’admiration serait pour moi un malaise, un reproche ; je me sentirais humilié de toute pensée basse : je ferais donc effort, une fois rentré en moi-même, pour effacer de ma nature les lâches qui me seraient apparues à cette vive lumière que projette la beauté.

L’art est utile aux sociétés, parce qu’il adoucit les mœurs ; il tempère la rudesse de l’homme, rien qu’en le donnant en spectacle à lui-même. Lorsque, jeté par la tempête sur les côtes d’Afrique, Énée arrive secrètement à Carthage, il entre dans le temple de Junon et il y voit une suite de peintures qui représentaient le siège de Troie. À cette vue, ses inquiétudes se calment, et il renaît à l’espérance : « Rassurons-nous, » dit-il à son compagnon, « ici les malheureux trouvent des cœurs compatissants. »

« En voyant chaque jour, » dit Platon dans sa République, « des chefs-d’œuvre de peinture, de sculpture et d’architecture, les génies les moins disposés aux grâces, élevés parmi ces ouvrages comme dans un air pur et sain, prendront le goût du beau, du décent et du délicat ; ils s’accoutumeront à saisir avec justesse ce qu’il y a de parfait ou de défectueux dans les ouvrages de l’art et dans ceux de la nature, et cette heureuse rectitude de leur jugement deviendra une habitude de leur âme. »

Laissez donc faire les grands artistes : sans songer à nous plaire, ils nous raviront ; sans vouloir nous moraliser, ils élèveront notre âme. Laissez l’aire la beauté : d’elle-même, fille gracieuse et voilée, elle nous conduira auprès de sa sœur austère, chaste et nue… la Vérité.