Page:Charles de Brosses - Lettres familières écrites d’Italie - ed Poulet-Malassis 1858.djvu/139

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d’entrer dans la mer Adriatique et peu après celui d’apercevoir Venise.

À vous dire vrai, l’abord de cette ville ne me surprit pas autant que je m’y attendois. Cela ne me fit pas un autre effet que la vue d’une place située au bord de la mer, et l’entrée par le grand canal fut, à mon gré, celle de Lyon ou de Paris par la rivière. Mais aussi quand on y est une fois, qu’on voit sortir de l’eau de tous côtés, des palais, des églises, des rues, des villes entières, car il n’y en a pas pour une, enfin de ne pas pouvoir faire un pas par une ville sans avoir le pied dans la mer, c’est une chose à mon gré si surprenante, qu’aujourd’hui j’y suis moins fait que le premier jour, aussi bien qu’à voir cette ville ouverte de tous côtés, sans portes, sans fortifications et sans un seul soldat de garnison, imprenable par mer ainsi que par terre, car les vaisseaux de guerre n’en peuvent nullement approcher à cause des lagunes trop basses pour les porter. En un mot, cette ville-ci est si singulière par sa disposition, ses façons, ses manières de vivre à faire crever de rire, la liberté qui y règne et la tranquillité qu’on y goûte, que je n’hésite pas à la regarder comme la seconde ville de l’Europe, et je doute que Rome me fasse revenir de ce sentiment.

Nous sommes logés, pour ainsi dire, dans le fort de la rue Saint-Honoré ; avec cela on peut dormir la grasse matinée sans être interrompu par le moindre bruit. Tout s’y passe doucement dans l’eau, et je crois que l’on ronfleroit fort bien au milieu du marché aux herbes. Joignez à cela qu’il n’y a pas dans le monde une voiture comparable aux gondoles[1] pour la commodité et l’agrément. Je ne trouve pas que l’on en ait donné à mon gré une description juste. C’est un bâtiment long et étroit comme un poisson, à peu près comme un requin ; au milieu est posée une espèce de caisse de carrosse, basse, faite au berlingot, et du double plus longue qu’un vis-à-vis : il n’y a qu’une seule portière au-devant par où l’on entre. Il y a place pour deux dans le fond et pour deux autres de chaque côté sur une banquette qui y règne, mais qui ne sert presque

  1. La forme des gondoles n’a pas varié. Les gondoliers des nobles ont l’habit des valets de pied. Les gondoliers de place ont le costume des pêcheurs de Léopold Robert.