Page:Charrière - Caliste ou lettres écrites de Lausanne, 1845.djvu/234

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du bien de ma mère, et qu’il me laisse aller m’établir en Amérique. En cinq ans je serai naturalisé, j’aurai une patrie[1], des intérêts, une carrière, des concitoyens. Accoutumé de bonne heure à l’étude et à la méditation, possédant parfaitement la langue du pays, animé par un but fixe et une ambition réglée, jeune et peut-être plus avancé qu’un autre à mon âge, riche d’ailleurs, très riche pour ce pays-là, voilà bien des avantages.

« Peu m’importe quelle des deux propositions il voudra choisir ; mais l’une des deux est indispensable. Vivre sans patrie et sans femme, j’aime autant vivre sans chemise et sans argent, comme je fais actuellement.

« Je pars dans l’instant pour Londres ; j’y ai deux ou trois amis, entre autres un à qui j’ai prêté beaucoup d’argent en Suisse, et qui, j’espère, me rendra le même service ici. Si je reste en Angleterre, comptez que j’irai voir le banc de mistriss Calista à Bath[2]. Aimez-moi malgré mes folies ; je suis un bon diable au fond. Excusez-moi près de M. de Charrière. Ne vous inquiétez absolument pas de ma situation : moi, je m’en amuse comme si c’était celle d’un autre[3]. Je ris pendant des heures de cette complication d’extravagances, et, quand je me regarde

  1. Il est à remarquer que Benjamin Constant éprouva toujours une grande répugnance à s’avouer Suisse : cela tenait en partie, comme on le verra, à l’antipathie que lui inspirait le régime bernois, dont la famille Constant eut souvent à se plaindre. L’affranchissement du pays de Vaud fut une des premières idées de Benjamin. Il est vrai qu’il ne se rendait pas trop compte de la manière de l’opérer. Quand le canton de Vaud fut formé, il ne crut pas d'abord à la durée de cette création démocratique.
  2. C’est une allusion à un passage du meilleur des romans de madame de Charrière, Caliste, ou Lettres écrites de Lausanne : « Un jour, j’étais assis sur un des bancs de la promenade; … une femme que je me souvins d’avoir déjà vue vint s’asseoir à l’autre extrémité du même banc. Nous restâmes longtemps sans rien dire, etc. »
  3. Tout Benjamin Constant est déjà là : se dédoubler ainsi et avoir une moitié de soi-même qui se moque de l’autre. Cette moitié moqueuse finira par être l’homme tout entier. Le refrain habituel de Benjamin Constant, dans toutes les circonstances petites ou grandes