Page:Charrière - Caliste ou lettres écrites de Lausanne, 1845.djvu/233

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

de mademoiselle P… embellie par le désespoir me poursuivait partout. Je me lève ; un sellier qui demeurait vis-à-vis me loue une chaise. Je fais demander des chevaux pour Amiens. Je m’enferme dans ma chaise. Je pars avec mes trois chemises et une paire de pantoufles (car je n’avais point de souliers avec moi), et trente et un louis en poche. Je vais ventre à terre ; en vingt heures je fais soixante et neuf lieues. J’arrive à Calais, je m’embarque, j’arrive à Douvres, et je me réveille comme d’un songe.

« Mon père irrité, mes amis confondus, les indifférents clabaudant à qui mieux mieux ; moi seul, avec quinze guinées, sans domestique, sans habit, sans chemises, sans recommandations, voilà ma situation, madame, au moment où je vous écris, et je n’ai de ma vie été moins inquiet.

« D’abord, pour mon père, je lui ai écrit ; je lui ai fait deux propositions très raisonnables:l’une de me marier tout de suite ; je suis las de cette vie vagabonde; je veux avoir un être à qui je tienne et qui tienne à moi, et avec qui j’aie d’autres rapports que ceux de la sociabilité passagère et de l’obéissance implicite. De la jeunesse, une figure décente, une fortune aisée, assez d’esprit pour ne pas dire des bêtises sans le savoir, assez de conduite pour ne pas faire des sottises, comme moi, en sachant bien .qu’on en fait, une naissance et une éducation qui n’avilisse pas ses enfants, et qui ne me fasse pas épouser toute une famille de Cazenove, ou gens tels qu’eux[1], c’est tout ce que je demande.

« Ma seconde proposition est qu’il me donne à présent une portion de quinze ou vingt mille francs, plus ou moins,

  1. C’est encore une tribulation matrimoniale. Benjamin Constant fait ici allusion à un mariage qu’on avait voulu lui faire contracter à Lausanne quelque temps auparavant. La famille Cazenove est aujourd’hui à peu près éteinte.