Page:Charrière - Caliste ou lettres écrites de Lausanne, 1845.djvu/296

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eut toujours assez de raison pour se dire, sans avoir besoin que d’autres le lui rappelassent, que, si elle avait su garder, posséder presque durant ces six semaines le jeune M. de Constant, c’est qu’il était malade, qu’il ne pouvait se distraire ailleurs, qu’autrement il se serait vite ennuyé. Pourtant le cœur a des contradictions tellement inexplicables, qu’elle put amèrement souffrir de voir s’échapper sans retour ce qu’elle n’avait jamais ni espéré ni réclamé de lui. On peut dire de l’Ellénore de Benjamin Constant comme de cette Vénus de l’antiquité, qu’elle est encore moins un portrait particulier qu’un composé de bien des traits, un abrégé de bien des portraits dont chacun a contribué pour sa part. Madame de Charrière fut peut-être la première à lui faire entendre, même en l’étouffant, ce genre de reproche et de plainte, à lui faire comprendre cette souffrance qui tient à l’inégalité d’un nœud.

C’est à ce moment qu’un grave incident survint dans l’existence de Benjamin Constant. L’affaire de son père éclata en Hollande ; nous avons déjà indiqué que M. de Constant père, accusé par des officiers de son régiment, crut devoir, dans le premier instant, se dérober par la fuite à l’animadversion et aux manœuvres de ses ennemis. Cette catastrophe soudaine, dans laquelle Benjamin se montra un fils dévoué et ne songea plus qu’à défendre l’honneur de son nom, vint troubler et empoisonner les préliminaires et les premiers mois de son mariage, qui eut lieu au commencement de 1789. Il fit le voyage de La Haye ; il s’y retrouvait en présence de la famille de madame de Charrière. Celle-ci lui donna apparemment quelque conseil trop particulier, elle crut pouvoir toucher, en amie confiante et sûre, le point douloureux ; au lieu de modérer, elle irrita. Elle reçut de La Haye la lettre la plus étrange, la plus dure, la plus offensante : « Votre manière mystérieuse d’écrire m’ennuie et me fatigue ; je